Les deux textes qui suivent ont été rédigés après une visite à Amiens. Visite qui a permis de voir La Neuville et l’Abbaye Notre-Dame du Gard.
La Neuville est aujourd’hui un quartier de la ville d’Amiens. Amiens s’est grandement étendu depuis les années 1850.
Notre-Dame du Gard est situé à environ 20 kilomètres d’Amiens, sur la Somme.
Les citations viennent des lettres du Père Libermann.
Les débuts du Saint-Coeur de Marie
La Neuville
Les débuts
Tout un concours de circonstances font que Libermann se retrouve à Amiens. Il y reconnaît la main de la Providence et se laisse guider par les événements. Charles de Brandt faisait partie des bandes piétés animées par Libermann à Issy. Il est le neveu de Mgr Jean-Marie Mioland, évêque d’Amiens. Depuis le 25 mai 1841, il est aussi le représentant en France de Mgr Edward Collier, évêque de l’Ile Maurice. Par son intermédiaire et encouragé par MM. Galais et Pinault, Libermann et Le Vavasseur seront incardinés à Maurice. Quand Libermann est ordonné diacre à Strasbourg, de Brandt l’assure que son oncle est prêt à l’ordonner prêtre et même à accueillir son oeuvre dans le diocèse. Une maison appartenant au diocèse pourrait être utilisée par l’Oeuvre nouvelle. Même si ce n’était pas dans ses plans, il est difficile pour Libermann de refuser cet appui inespéré. Lui qui avait prévu s’installer à Strasbourg, il avait le projet d’y établir une branche de l’Oeuvre qui s’occuperait des missions paroissiales en Allemagne.
Le 30 août 1841, Le Vavasseur, encore au séminaire de Saint Sulpice, loue le bâtiment principal de La Neuville avec le hangar, l’écurie et une parcelle de terrain.
Le 18 septembre 1841, Libermann est ordonné prêtre à Amiens, dans la chapelle de Mgr Mioland, en présence du seul De Brandt. Le Vavasseur est ordonné prêtre, le même jour, à Paris.
Ce même 18 septembre, Libermann écrit à son frère, Samson:
Je viens de voir notre maison; elle est très belle: elle suffirait pour 14 ou 15 personnes… C’est à vingt minutes d’Amiens, bien solitaire dans un hameau. (ND II, 498, 499)
La Neuville en 1834, gravure
De Brandt, décidément partout, est aussi supérieur d’une Congrégation aujourd’hui disparu, les Dames de Louvencourt. C’est chez elles que Libermann célèbre sa première messe, le mardi 21 septembre. Puis, il se rend à Paris et, le samedi 25 septembre 1841, célèbre la première messe officielle du Saint Coeur de Marie, à Notre Dame des Victoires, en présence de Desgenettes, Le Vavasseur, Tisserant, Collin et Bessieux, professeur au petit-séminaire de S. Pons dans le diocèse de Montpellier.
Le lundi 27 septembre 1841, Libermann, Le Vavasseur et Collin quittent Paris en diligence et ouvrent le noviciat à La Neuville (ND II, 498; III, 383).
Les Dames de Louvencourt ont un peu adopté la jeune congrégation, elles ont tout prévu pour l’installation; un peu trop bien au goût de Le Vavasseur:
Je voulais une pauvreté de trappiste et Libermann voulait ce que le Bon Dieu envoyait. (ND III, 424)
Une petite phrase qui campe la différence d’attitude entre les deux hommes. Les Dames vont continuer à aider le noviciat en fournissant poissons, oeufs et beurre. En échange, Libermann sera chargé des confessions des orphelins.
La société du Saint Coeur de Marie va devenir propriétaire de la maison de La Neuville en mai 1842. (ND III , 205)
L’importance de la Neuville
La Neuville tient une place toute particulière pour la congrégation du Saint Esprit aujourd’hui. Libermann et les premières grandes figures du Saint Coeur de Marie y ont vécu. De nombreux textes-fondateurs datent de cette époque. La pensée missionnaire de Libermann s’y est développée. Une vaste correspondance en est partie. De nombreuses rencontres déterminantes y ont eu lieu.
C’est à La Neuville que Libermann aura passé le plus d’années de sa vie, après la fondation: 5 ans et demi, de septembre 1841 à avril 1847. Il séjournera moins longtemps dans les autres lieux:
- Le Faubourg Noyon : avril 47 – avril 48 (l an).
- Notre Dame du Gard : avril 48 – nov. 48 (7 mois).
- Le séminaire du S. Esprit: nov. 48 – 2 fév. 52 (3 ans 1/2)
Nous soulignons souvent que Poullart des Places, le plus jeune fondateur, a eu très peu de temps pour établir sa congrégation, 6 ans. En additionnant les années que Libermann a passé dans nos différentes maisons, je prends conscience qu’il n’a pas eu plus de temps, 6 ans et demi pour le Saint Coeur de Marie. Il a été ensuite 4 ans à la tête du Saint-Esprit.
C’est à La Neuville qu’ont séjourné les premiers membres du Saint Coeur de Marie, à l’exception de Jacques-Désiré Laval parti pour Maurice, le 4 juin 1841 sans avoir jamais fait son noviciat: Frédéric Le Vavasseur, Eugène Tisserant, Marcellin Collin, Charles-Louis Blanpin, Rémi Bessieux, Stanislas-Auguste Arragon, Joseph-Marie Lossedat, Ignace Schwindenhammer, Louis-Marie Lannurien.
C’est à La Neuville que sera décidé, à la fin-décembre 1842, le premier envoi de missionnaires en Afrique. Et, c’est à La Neuville que l’on apprendra deux ans plus tard, en juin 1844, la mort des premiers missionnaires.
C’est à La Neuville que Libermann a revu la Règle Provisoire de 1840 et publié la Règle des Frères de 1847.
C’est à La Neuville que Libermann a établi son «Projet pour le salut des peuples des côtes de l’Afrique», proposé en octobre 1844 à la Propagande, et son «Mémoire sur les missions des Noirs en général et sur celle de la Guinée en particulier», présenté. à Rome en août 1846.
C’est à La Neuville que Libermann a écrit un grand nombre de lettres spirituelles et apostoliques parmi lesquelles:
- Les instructions missionnaires aux premières soeurs de l’Immaculée Conception de Castres en partance pour l’Afrique ( 1920 novembre 47).
- La lettre à la communauté de Dakar et Gabon (19 novembre 1847).
C’est à La Neuville que Libermann a publié les lettres des missionnaires (Le Vavasseur, Laval, Collin, Blanpin).
C’est à La Neuville que Lannurien en 1844-1845, et Jérôme Schwindenhammer en 1845-1846, ont pris en note les conférences de Libermann sur la Règle.
C’est à La Neuville qu’ont germé, dans l’esprit de Libermann, nombre de projets et, à partir de là, qu’ont été effectuées d’innombrables démarches: Nantes, Bordeaux, Marseille, la Belgique, la Savoie, le Brésil, Rome, les Soeurs de Castres, les Soeurs de Saint Joseph de Cluny, le premier projet d’union avec le Saint Esprit.
C’est de La Neuville que Libermann est parti pour de nombreux voyages d’affaires à Paris, notamment pour son fameux «tour de France» de 1846 et pour son voyage à Rome la même année.
La vie à La Neuville
Le père Libermann nous décrit la maison et son entourage:
C’est dans un petit village fort tranquille, à vingt minutes d’Amiens, que je demeure. Je n’entends toute la journée que quelques cris des canards de mon voisin. Nous avons un grand jardin pour nous y promener, une petite cour et un petit coin dans ce jardin pour travailler. Nous labourons, nous plantons, nous arrachons de mauvaises herbes dans les moments de nos loisirs, si toutefois il nous en reste. Pour moi, il est vrai que, jusqu’à présent, je n’ai pas encore eu le moment de toucher un outil; mais j’ai le plaisir de voir que mes compagnons s’en occupent à certains moments de la journée, et plus tard mon tour viendra aussi, j’espère… Notre maison est très belle: outre trois grandes salles et une belle cuisine que nous avons au rez-de-chaussée, nous avons au premier étage, de quoi loger une douzaine de personnes. Nos meubles sont à peu près tous achetés; nous manquons de très peu de choses, grâce aux soins d’une bonne supérieure d’un couvent, qui mit un grand zèle et un grand empressement à nous procurer tout ce qui nous était nécessaire. De Libermann à M. et Mme Halé, 5 octobre 1841 (ND III, 29-30).
Les premiers confrères formés à La Neuville gardent un souvenir nostalgique de ces moments et de la présence attentive du père Libermann. Marcellin Collin écrit de Bourbon à Libermann en septembre 1843:
Nous avons fait dernièrement une retraite de deux jours. Je n’ai jamais été si mal que ces deux jours. Combien de fois j’ai regretté que vous ne soyez point auprès de moi! Et même j’aurais désiré passer mon temps, comme à La Neuville, à attraper des taupes! Et il signe, votre premier enfant, Min Collin. (ND VI, 559) Il avait été envoyé à Bourbon avant d’avoir fait son noviciat complet: Je vous envoie avant le temps parce que vous êtes trop attaché à moi, vous vous reposez trop sur moi; quand vous serez loin, vous serez bien obligé de vous suffire davantage à vous-même, et cela vous fera du bien. (ND III, 374)
À la communauté de Guinée (novembre 1843), les conseils judicieux pour la bonne entente avec les autorités civiles alternent avec les nouvelles du noviciat:
Supportez leurs défauts avec patience et ne vous irritez pas de leur incrédulité, ni de leur irréligion, ni même de leurs mauvaises dispositions à votre égard… Il faut sacrifier l’amour-propre à la gloire de Dieu et au salut des âmes.
Un objectif clair motive les concessions. Avec les candidats nombreux qui arrivent, deux ans après l’achat, la maison est déjà trop petite:
Il faudrait bâtir, sans cela nos n’aurions pas assez de place l’an prochain. Il faut aussi une chapelle. Nous allons faire deux ailes qui feront suite aux deux pavillons et prendront toute la largeur de la cour; cela nous donnera la chapelle (du côté du jardin) et, en plus, une salle d’exercices, une infirmerie, deux autres petites chapelles et une vingtaine de chambres. (ND IV, 436-437).
En homme pratique, Libermann forme ses missionnaires en tenant compte tant de l’aspect spirituel que de l’aspect corporel, ses aspirants ont besoin d’un espace vital personnel, d’une salle d’exercice!
À la communauté du Cap des Palmes (janvier 1844):
Nous sommes quatorze à table et un quinzième doit venir, peut-être même un seizième et un dix-septième… Un de nos philosophes (Warlop, ce qui permet de dater la lettre) vient d’un régiment du génie où il a été sergent, par conséquent, il pourra nous rendre de grands services…
Libermann sait reconnaître les capacités des personnes, il prend les gens comme ils sont sans chercher à les changer. (ND VI, 7-8).
L’abbé Lannurien s’apprête à venir à La Neuville, son père pose des conditions à son entrée. La réponse de Libermann nous montre l’atmosphère de liberté intérieure qui est sienne et qu’il transmet à La Neuville (septembre 1844):
Quoiqu’il ne soit pas de notre usage ordinaire d’aller tous les ans en vacances, puisqu’il le désire si ardemment, donnez-lui cette consolation. Ma pensée est que nous devons user de tous les moyens que nous pouvons prendre, c’est-à-dire qui ne sont pas opposés au bien des âmes, pour rendre aux parents de nos missionnaires leurs sacrifices le moins pénibles que nous pouvons.
Motivé par le bien des âmes, Libermann est libre devant les “règlements”. Même liberté motivée par l’objectif de la vie missionnaire.
Notre vie n’est pas une vie de mortifications extérieures. La vie du missionnaire est une vie d’amour du prochain et non pas de pénitence. Il y aura assez à souffrir sans en chercher encore ailleurs.
Ils sont maintenant vingt-six dans la maison. (ND VI, 336-337).
Le Vavasseur est supérieur de Bourbon. Dans la lettre où Libermann lui apprend le désastre de Guinée, il trouve quand même moyen de plaisanter (14 novembre 1844):
Nous atteindrons la fin de l’année, je l’espère, mais notre coffre-fort ne l’atteindra pas. La Sainte Vierge est notre économe. Il le faut bien, car je ne sais comment cela ira… Pour nous en tirer, il faudrait trouver un trésor dans notre jardin, ou bien y planter des liards et récolter des louis. Notez bien que notre nombre augmentera d’ici à la fin de l’année. Deux demandes ont déjà été faites. Quand nous n’aurons plus rien, vous nous nourrirez de vos restes, vous qui êtes si riches! (ND VI, 425)
Les biens laissés par Laval suffisent au début pour faire vivre La Neuville. La situation précaire des finances actuelles ne l’ébranle pas plus que le désastre de Guinée, qui l’affecte pourtant profondément.
Le père Blanpin a des biens de famille de même que sa mère, il a laissé une rente pour La Neuville avant de partir pour Bourbon, il voudrait qu’on prenne encore sur son patrimoine pour soutenir l’Oeuvre. Le père Libermann le met au courant des jalousies et des oppositions dans sa famille et lui conseille de s’en tenir à ses premières dispositions. Il fait le point sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant (fin janvier 1845):
Nous avons eu le malheur d’avoir un novice architecte (Warlop). Il nous a épargné beaucoup d’un côté, en surveillant les ouvriers, mais ces architectes ont le goût du beau et du grand. Je l’ai laissé faire puisque je ne connais pas la partie, et il a fait cela trop beau. La chapelle est magnifique. Il a fait faire un autel en marbre blanc très riche, et il prétendait que cet autel ne coûterait pas plus qu’un autel en bois. En effet, il a épargné tant qu’il a pu et rendu l’autel le moins cher qu’on puisse faire un autel en marbre blanc, tout en donnant un dessin d’autel des plus beaux que j’ai vus. Je crois qu’il nous a dépensé pour la chapelle trois mille francs de plus qu’il ne fallait… (Dans une lettre au père Bessieux au Gabon, il commente: il ne paraît même pas avoir du remords.) Au moment même où j’appris l’augmentation de la dépense, j’apprends aussi qu’on nous fait un legs de 4.000 francs, et avec cela nous viendrons à bout de tout payer. (ND VII, 43).
Libermann apprend au père Schwindenhammer la mort de M. Fourdinier, supérieur du Saint-Esprit et l’intention du nonce de voir le Saint Coeur de Marie prendre le Séminaire. Cette nouvelle vient bouleverser tous leurs plans. Malgré le contre-temps, Libermann lui raconte avec humour les petites anecdotes de La Neuville (6 février 1845):
M. Warlop est fier de son autel; mais il n’en est fier qu’en qualité d’architecte et non pas en qualité d’économe… M. Warlop est un terrible économe cependant il ne peut parvenir à nous faire vivre sans manger; il est par conséquent obligé, à son grand regret, de dénouer bien souvent les cordons de sa bourse… M. Perchais, ex-sacristain, est infirmier. Il tue à moitié ses malades pour avoir le plaisir de les guérir. (ND VII, 48, 51).
La Neuville est le terrain d’expérience des débuts. Un aspect clair, l’importance que Libermann accorde à la santé des futurs missionnaires:
La nourriture est saine et substantielle, et à discrétion. Il faut que les missionnaires soient forts et en bonne santé pour leur départ. (ND VI, 336)
D’autres expériences s’avèrent moins positives, comme l’aventure de la «marine marchande»! Libermann raconte ses déboires en toute simplicité à la communauté de Bourbon (8 avril 1845):
Notre dépense est énorme cette année-ci et notre marine marchande a achevé de nous ruiné. Il s’agit de deux navires donnés à la communauté par un des novices. Naufrage, avaries, mauvaises affaires: Il paraît bien clairement d’après cela que la Sainte Vierge n’a pas envie de faire de nous des marins, ni des négociants.
Et Libermann raconte le train-train quotidien:
Le pain, nous le faisons nous-mêmes, à la maison, tous les samedis, pour toute la semaine. Nous ne mourrons pas de faim cette année. Nous avons le blé pour toute une année, des pommes de terre jusqu’à ce que notre jardin nous en donne de nouvelles. Nous avons tiré, cette année, sept cents paniers et plus. Nous n’avons rien vendu, tout sera dévoré par nous seuls. M. Collin va regretter La Neuville, lui qui était si grand mangeur de pommes de terre. Quant au cher petit Père Blanpin, il est bien heureux de n’y être pas, il en serait sans cesse constipé. Nous nourrissons toujours trois porcs et il y en a toujours un dans le saloir, et quand celui-ci est fini, un autre y passe de gré ou de force. Nous avons trois vaches pour avoir du fumier; elles gagnent leur pain par le lait seul qu’elles donnent, et le fumier ne coûte rien. Cela nous est très commode pour les malades. Nous autres, qui sommes robustes et d’une vigoureuse santé, nous en profitons aussi.
Au passage, il se moque discrètement de lui-même et de sa santé toujours précaire.
Nous avons une quinzaine de poules et une quarantaine de pigeons qui, je pense, paient médiocrement leur pension. Nous avons deux chiens et je ne sais combien de chats, et plus que tout cela, des souris qui vivent comme des reines dans nos greniers. Nous avons du vin pour plus d’un an, que nous avons fait venir de Marseille par un de nos navires, mais il n’est pas encore payé. (ND VII, 120-121).
Le père Bessieux est supérieur de la mission du Gabon. Libermann lui apprend que Mgr Baron a décidé de quitter la mission et que Rome l’a donné au Saint Coeur de Marie. Le père Tisserant vient comme préfet apostolique. La petite communauté s’agrandi et le travail submerge celui qui est l’âme de La Neuville. Les confrères s’inquiètent de sa santé. Tout en obéissant à leurs recommandations, il en parle avec humour. (octobre 1845):
Nous avons trois vaches, un cheval. des cochons, des poules, des canards, des oies, des dindes, des pigeons. Notre nourriture est la même que lorsque vous étiez ici. Il n’y a que moi que l’on nourrit délicatement: on m’engraisse comme un des sus-dits pensionnaires qu’honnêtement je ne veux pas nommer pour ne pas choquer l’oreille… Tout le monde est assis sur une grosse chaise blanche et moi, il me faut un fauteuil. Vous voyez que je décline dans la voie du Bon Dieu… Jusqu’à présent, je suis accablé de besogne et n’ai pas le temps de respirer. Je suis toujours chargé du noviciat; cela me prend un temps considérable, à cause des directions… Dix heures sonnent; il faut aller au lit; autrement je manquerais à l’obéissance, car MM. Tisserant et Schwindenhammer ont réuni tous les confrères avant leur départ pour les missions et m’ont fait un règlement comme quoi je dois me coucher au plus tard à dix heures. (ND VII, 345-346).
Le père Tisserant a péri dans le naufrage de l’Afrique en route pour Gorée. La mort de ce premier compagnon de fondation a grandement peiné Libermann. Dans la lettre où il apprend la nouvelle à la communauté de Gorée, il est très discret sur le sujet, s’en tenant strictement au fait. La vie continue, sa lettre est ensuite remplie de conseils pratiques pour l’organisation de la mission. Une petite note humoristique vient même l’émailler, qui laisse percer une certaine admiration pour le fameux Warlop, récemment arrivé. (15 janvier 1846):
Que M. Warlop sache bien qu’il a fait notre maison trop petite, tout est plein; s’il vient encore trois ou quatre, nous ne saurions où les nicher. Mais que M. Warlop n’aille pas me dire dans sa prochaine lettre: «Je vous l’avais bien dit, vous ne vouliez pas me croire» Il ne faut pas faire confusion aux gens quand ils font leur mea culpa. (ND VIII, 19).
En 1856, le Père Delaplace a eu de longs entretiens avec le Père Collin au sujet du Père Libermann. Il a consigné par écrit le résultat de ces conversations. Le Père Collin est le premier qui soit arrivé à La Neuville avec Libermann et Le Vavasseur:
Les religieuses des Sacrés-Coeurs de Jésus et de Marie, dites de Louvencourt y avaient pourvu (aux lits), en préparant de leur mieux la maison pour la réception des futurs apôtres des pauvres âmes délaissées. Mais le P. Le Vavasseur trouve qu’elles ont déployé un luxe qui ne convient pas aux missionnaires des Noirs esclaves; il s’aperçoit en effet, que les bois de lits sont peints en couleurs (c’était une couleur rouge très grossière). Il ne peut se contenir: «Voyez-vous, dit-il avec émotion au P. Libermann, voyez-vous ces beaux lits ? Est-ce donc là ce qui convient à des gens comme nous? Et où donc irons-nous, si nous commençons de la sorte? Nous périrons avant de naître. Il faut brûler cela». Sans traiter la question de savoir si ces lits sont ou non des objets de luxe, (Libermann) tranche la difficulté en disant qu’on pourra toujours du moins s’en servir jusqu’à ce que l’on ait pu s’en procurer d’autres. Cette décision calme un peu le P. Le Vavasseur, mais ne le convertit pas entièrement, car il proteste qu’il ne couchera pas dans ces lits… Le voilà qui descend un matelas, et, le posant sur une table ronde, au milieu du réfectoire, s’y installe pour passer la nuit. Pendant un certain temps, il coucha de même, enlevant le matin son matelas et le reste de sa couchette, et le remettant le soir sur la table-lit. Il finit cependant par comprendre qu’il pouvait, en sûreté de conscience, imiter la conduite de notre saint fondateur, et se servir bonnement et simplement à son exemple, du lit que la Divine Providence lui avait procuré. (ND III, 368).
Ce ne fut pas sans peine que le déjeuner trouva place dans le règlement journalier. Le P. Le Vavasseur avait commencé par mettre en principe qu’on ne devait pas déjeuner, afin disait-il, de s’accoutumer de loin aux privations et aux fatigues des missions. Le P. Le Vavasseur jouissait alors comme maintenant, d’une excellente santé et d’une forte constitution: le. P. Collin, lui, venait de sortir de la Trappe, où il avait épuisé ses faibles forces, par des rigueurs qu’il ne put porter; notre Vénéré Père, de son côté, était habituellement souffrant et, de plus, sujet à des migraines fréquentes et très fortes. Il y eut donc, cette fois encore, protestation contre la rigidité du bon P. Le Vavasseur, et le déjeuner fut admis en règle générale. (Je ne sais si le P. Le Vavasseur déjeunait ou non). Quant à ce que l’on prendrait au déjeuner, on régla que ce serait du pain et de la bière. (ND III, 369)
Le bon Frère chargé de la cuisine et du matériel de la maison… était tout peiné, au commencement surtout, de voir les Pères se contenter d’un si frugal déjeuner. Un jour, il avait apprêté, pour le déjeuner, de la salade, des oeufs durs, en sus du pain et de la bière accoutumés. Le P. Le Vavasseur s’en aperçoit, il appelle le Frère: «Pourquoi tout cela, mon Frère? – Pour déjeuner. – Mais ce n’est pas comme cela que nous déjeunons, nous autres, enlevez ces oeufs; et cette salade, pourquoi encore? – De grâce, Monsieur, gardez au moins la salade. – Enlevez-la aussi; souvenez-vous bien, mon Frère, que nous ne prenons au déjeuner que du pain sec avec un peu de bière. – Ah! Que c’est triste», reprend le bon Frère, en reprenant son déjeuner, et il s’en va, le coeur gros, manger la salade à la cuisine. (ND III,369)
On a déjà raconté que le P. Libermann et le P. Le Vavasseur faisaient la cuisine chacun à son tour. Le P. Collin ne la faisait pas, parce qu’il avait ses classes de théologie à préparer. Cependant, il aidait un peu en épluchant les légumes. Le P. Collin allait assez souvent en direction près du P. Libermann pendant que ce dernier faisait la cuisine, (c’était pour lui épargner du temps), et il trouvait cette direction tout aussi excellente que si le Vénéré Père la lui eût faite dans sa chambre. (ND III, 371)
La communauté de La Neuville regroupe à la fois , les novices et les scolastiques.
Ce qui nous manque maintenant, c’est la séparation du noviciat et de la maison d’études. (ND VIII, 39). La communauté grandit toujours. Avril 1846: Nous sommes en tout quarante-six personnes. (ND VIII, 108)
En juin 1846, Libermann est en voyage à travers la France pour faire connaître la congrégation de La Neuville. Schwindenhammer l’informe alors que les Soeurs de Louvencourt leur proposent leur maison des orphelines du Faubourg Noyon, à Amiens. Juin 1846:
Nous espérons acheter bientôt un local à Amiens, pour y placer le noviciat qui doit être séparé de la maison d’études qui restera à La Neuville. (ND VIII, 169)
En 1846, la congrégation des religieuses du Sacré-Coeur de la Mère Sophie Barat, achète la maison de La Neuville. À Blanpin, 6 novembre 1846:
La Neuville vient d’être vendue au Sacré-Coeur pour y tenir quelques enfants pauvres… Nous serons à La Neuville tout l’hiver. (ND VIII, 345).
Ses plans de séparer novices et étudiants sont mis en veilleuse, Notre-Dame du Gard va lui permettre de les réaliser. Pour le moment, il s’en remet à la Providence: À la communauté de Dakar et Gorée (27 décembre 1846):
Je vous avoue qu’il m’a coûté de vendre la maison de La Neuville, mais Dieu l’a voulu, j’en suis persuadé. Nous y resterons jusqu’aux environs du mois de mai. Alors, nous irons au Faubourg Noyon. La maison est appelée: Maison du Saint-Coeur de Marie. (ND VIII, 393)
La Neuville après Libermann
L’oeuvre de Sophie Barat
La congrégation des religieuses du Sacré-Coeur était déjà implantée à Amiens: en 1801, à la rue Martin-Bleu-Dieu; en 1802, à la rue Neuve; en 1804, à la rue de l’Oratoire dans la maison bâtie par la congrégation du cardinal de Bérulle.
C’est à La Neuville que leurs pensionnaires d’Amiens viendront les jours de congé.
Cette maison abritait également un orphelinat d’une vingtaine de jeunes filles, ainsi qu’un patronage, un dispensaire, un lieu de réunion pour les membres de l’association des Dames de sainte Anne. Tout cela sous la direction des Dames du Sacré-Coeur.
Le 31 juillet 1904, un décret d’expulsion obligera les religieuses à quitter La Neuville.
Une école de filles
Après quatre années d’abandon, en 1908, la maison est cédée par la congrégation des Dames du Sacré-Coeur pour qu’elle devienne une école libre de filles.
La congrégation de Notre Dame des Sept Douleurs
Puis en 1911, la maison devient une maison de retraite pour les prêtres âgés du diocèse, sous la direction des soeurs de Notre Dame des Sept Douleurs.
Le 26 mars 1916, les lieux doivent être évacués à cause des bombardements de la guerre. Les prêtres et les religieuses ne reviendront que le 27 janvier 1919.
De 1918 à 1921, l’aile gauche sera occupée par un hospice. Et, en 1920, le noviciat des soeurs de Notre Dame des Sept Douleurs vient s’installer dans la maison.
Congrégation de la Charité de Sainte-Marie
En 1973, les soeurs de Notre Dame des Sept Douleurs fusionnent avec les soeurs de la Charité de Sainte-Marie, congrégation fondée à Angers, au XVIIe s. Ce sont elles qui sont aujourd’hui, propriétaires de La Neuville.
Maison de retraite «La Neuville»
5, Place Augustin Dujardin
Amiens
La maison est gérée par une association. Le bâtiment central, qui fait face au portail d’entrée, est celui que Libermann a connu. Il porte le nom de pavillon François Libermann. De nombreuses transformations y ont été apportées depuis. La chapelle se trouvait dans le bâtiment de droite.
Gaétan Renaud, c.s.sp.
2 février 1998
Et
Bernard Ducol, c.s.sp.
Notre-Dame du Gard
Amiens – Le Faubourg Noyon
La maison du Faubourg Noyon ne fut qu’un intermède d’un an dans l’histoire du Saint Coeur de Marie, elle ne fut occupée que d’avril 1847 à avril 1848. Aujourd’hui, elle est devenue un immeuble d’habitation difficile à visiter.
La maison fut achetée par Schwindenhammer, en août 1846, lors du voyage de Libermann à travers la France. Ce dernier ne rentrera à La Neuville qu’à la fin-septembre. Trois mois plus tard, en novembre, c’est l’abbaye Notre Dame du Gard qui est acquise.
Le 23 avril 1847, Libermann s’installe au Faubourg Noyon avec les neuf novices. Deux jours plus tard, le 25, il écrit à son frère, le docteur Libermann:
Nous demeurons depuis avant-hier au Faubourg Noyon No 56, Amiens. C’est cette construction et puis le déménagement qui m’a tant occupé ces derniers temps. (ND IX, 125).
Le 20 août 1847, dans une lettre au Père Lambert, missionnaire à l’Ile Maurice, Libermann exprime ses regrets pour l’achat de la maison du Faubourg Noyon:
La maison du Gard avec les jardins, ne nous a coûté que 34.000 francs; celle du faubourg va nous coûter 100.000. J’en suis peiné, et c’est entièrement contre mon sentiment et par erreur qu’elle a été achetée par mes confrères qui croyaient que j’avais dit qu’il fallait l’acheter quand j’avais dit le contraire absolument et avais refusé moi-même de l’acheter avant mon départ. J’ai mieux aimé y mettre 100.000 francs que de désavouer mes confrères et je crois que Dieu m’approuve. (ND IX, 257).
Cette lettre nous permet de bien prendre conscience des attitudes, des priorités, des valeurs de Libermann. Par les seules lettres, il n’est pas facile de démêler ce qui c’est vraiment passé. Ce qui est clair, c’est qu’il excuse ses confrères et qu’il préfère perdre un montant d’argent très considérable plutôt que de les désavouer! Est-ce qu’on a mal interprété ses consignes? Au même moment se présentait l’occasion d’acquérir l’abbaye du Gard, plus intéressante et à des conditions très avantageuses.
Trouver un acquéreur pour la maison du Faubourg Noyon ne sera pas facile. Le 16 juillet 1851, Le Vavasseur écrit à Mgr Kobès:
Notre maison d’Amiens est toujours vide; nous ne trouvons pas à la louer. (ND XIII, 236).
Finalement, cet épisode malheureux se termine en 1853, six ans plus tard. Libermann est mort depuis un an déjà. La maison du Faubourg Noyon est alors achetée par les Franciscains d’Amiens.
Notre Dame du Gard
L’abbaye est située à 18 km à l’ouest d’Amiens, sur la commune de Crouy-Saint Pierre, dans la vallée de la Somme.
Non loin de l’abbaye se trouve le pont qui fut spécialement construit pour la signature du traité de Picquigny en 1475, entre Louis XI de France et Edouard IV d’Angleterre, traité qui mit f in à la Guerre de Cent ans.
L’abbaye du Gard fut occupée par la congrégation d’octobre 1846 à septembre 1856, soit une durée de dix ans . Cependant, Libermann n’y résida que sept mois complets, d’avril à novembre 1848. Par, la suite, il y fit plusieurs séjours de brève durée.
De 1137 à aujourd’hui, soit pendant une durée de 856 ans, l’abbaye a connu une riche histoire avec les Cisterciens, les Trappistes, les Spiritains, les Chartreuses, et les Frères Auxiliaires. Le petit cimetière au fond de la propriété témoigne de ces différentes périodes.
L’abbaye avant Libermann
La période cistercienne (653 ans)
1098: Fondation de Citeaux, en Côte d’Or.
1112: Bernard de Fontaines arrive à Citeaux.
1137: (24 août) Fondation à Croy (Crouy) sur une terre appartenant à Gérard de Picquigny, de l’abbaye du Gard, 39 ans après celle de Citeaux et 22 ans après celle de Clairvaux, par Meynard et douze moines de l’abbaye cistercienne de Cherlieu, près de Vesoul en Haute-Saône. Le nom de «Gard» viendrait du mot celtique «warder» (=garder) qui évoque un poste militaire au passage de la Somme.
1139: Le monastère est achevé. Il recevra la visite de S. Bernard.
1153: Mort de S. Bernard. L’Ordre compte alors 343 maisons en Europe.
1220-1275: Construction de la cathédrale d’Amiens.
1516: Aux 29 abbés réguliers du Gard vont succéder 13 abbés commendataires . Ces abbés seront des personnes extérieures au monastère, mais qui en recevront l’usufruit. Parmi eux, on remarquera le cardinal de Mazarin, en 1657.
1790: L’Assemblée Nationale abolit les voeux monastiques et supprime les Ordres religieux. Les moines du Gard se dispersent et l’abbaye est vendue.
1792: L’abbaye est détruite aux 3/4. Divers objets de l’église abbatiale partent pour l’église d’Hangest-sur-Somme (le confessional , l’autel, les boiseries du choeur, le lutrin) et pour celle de Crouy (statues d’anges).
Periode trappiste (29 ans)
1816: Sept trappistes de la réforme cistercienne de Rancé, s’installent au Gard.
1818: Election abbatiale de Dom Germain Gillon, ancien élève du Séminaire du Saint Esprit. Il commence la reconstruction de l’église.
1824: L’église est reconstruite. C’est le bâtiment en ruine aujourd’hui.
1840: Le successeur de Dom Germain, Dom Stanislas, fait campagne pour la restauration du monastère. M. Hardy, directeur au Séminaire du Saint Esprit, vient à son aide en publiant une brochure à ce sujet.
1845: (septembre) Dom Stanislas et ses moines quittent le Gard pour Sept-Fons dans l’Allier à cause du chemin de fer qui passe devant et qui a coupé leur propriété par le milieu (ND VIII, 370). Il s’agit de la ligne Amiens-Boulogne qui vient d’être construite. Ce train «de plaisir» dérangeait les moines et qui plus est, transportait des femmes.
L’abbaye avec Libermann
Le Père Abbé du Gard souhaitait céder la place à une communauté religieuse. De Brandt intervint auprès de Schwindenhammer pour lui parler de l’achat possible. Libermann est alors à Rome. Les premières négociations ont lieu en juillet 1846 (ND VIII,193).
Libermann connaissait l’abbaye, l’ayant visité lors d’un voyage en Picardie, en août 1835. Dans la même lettre où annonce à Blanpin la vente de La Neuville, il lui parle de Notre Dame du Gard (6 novembre 1846):
L’Église en ruine, comme on peut la voir aujourd’hui |
Après bien des difficultés, de peines et de pertes de temps, Notre Dame du Gard est à nous; nos théologiens et nos philosophes y sont au nombre de vingt-huit; de plus, Messieurs Ratier, Eugène et Séclau. De plus, huit frères. Messieurs Schwindenhammer, Clair et Lannurien sont chargés de la direction de la maison. Moi, j’y vais deux fois par semaine pendant nos promenades… La maison du Gard est magnifique; l’église est très belle et spacieuse, les cours et les jardins très grands, les bâtiments de la basse-cour trop considérables; de plus, blanchisserie, four, brasserie, etc. C’est un séjour beau et riant que la divine Providence nous a forcés de prendre; car malgré tous ces avantages, nous avons voulu reculer après les premières avances; (je présume que c’est à cause de l’achat du Faubourg Noyon, trois mois auparavant) mais les personnes que nous avions chargés de faire pour nous les avances, par une heureuse erreur, nous ont engagés, sans même le vouloir; il n’y avait plus moyen de reculer, il fallait donc avancer; j’en suis bien content, car désormais, nous sommes fondés et parfaitement en règle. (ND VIII, 345).
C’est en avril 1848 que Libermann vient s’installer au Gard: sa première lettre datée du Gard est du 21 avril. Il écrit à son frère:
Nous avons assez de place pour que notre double communauté puisse vaquer chacune aux exercices qui lui sont propres; nous avons deux réfectoires, la cuisine seule, est une pour tous. (ND X, 164).
Même si tous sont concentrés au même endroit, l’abbaye est assez vaste pour permettre au noviciat d’avoir ses propres locaux, ce qui était important pour Libermann. Le Faubourg Noyon est abandonné et les novices rejoignent le Gard.
De Libermann à M. Lambert (Ile Maurice) (23 février 1848):
Gravure de 1869, Le Gard est alors Monastère de la Chartreuse |
La maison a 60 m de long sur 15 m de large. L’église a environ 40 m. Nous y avons 46 stalles, un orgue et une horloge dans le clocher. Outre la grande maison, il y a plusieurs autres bâtiments, dont deux à l’entrée: l’un sert de parloir et l’autre est la loge du Frère portier. Il y a une basse-cour, des écuries pour 30 ou 40 bêtes, un pigeonnier, entouré d’étables pour le petit bétail, et encore hangars, granges et buanderie. Le jardin est très grand: il a 2 hectares 96 ares. Une belle allée d’arbres mène à un petit cimetière, où nous trouverons un jour le logement.
De fait, le père Libermann a été enterré à Notre-Dame du Gard le 5 février 1852. Directeurs, étudiants, frères, novices, ils sont en tout 66 personnes.
Pensez et calculez combien de pommes de terre il faut pour tout ce monde! Nous en avons tiré une partie de notre jardin. Nous avons eu de nos pommiers 66 pièces de cidre environ; c’est notre boisson.
Tout notre monde se porte bien et mange de bon appétit, grâce à Dieu. Ce qui le prouve, c’est que nous dépensons chaque semaine six hectolitres de blé pour notre pain, que nous faisons à la maison.
Pour le spirituel, tout va parfaitement bien. Nos jeunes gens sont animés d’un excellent esprit: pieux, studieux, simples, dociles, gais et bien réguliers.
Un mot des habitants de la basse-cour. Ils sont passablement nombreux: un cheval, quatre vaches, une soixantaine de poules, autant de lapins, une centaine de pigeons et quatre porcs; enfin, un chien de garde, qui n’est pas ce qu’il y a de plus brillant. (ND X,76-77).
D’une même venue, Libermann passe des choses les plus profondes aux choses légères. Pour lui caresser un chat est aussi spirituel que la direction de ses novices. Tout dépend des sentiments qui nous animent. (Collin)
Libermann n’a pas écrit à son frère depuis longtemps, pris par la réunion de la Communauté à celle du Saint-Esprit. Le bruit courrait qu’ils s’unissaient au Saint-Esprit parce que le Saint Coeur de Marie était en faillite. Libermann rétablit les faits, ils doivent quand même ménager et vivre pauvrement. Libermann s’inquiète d’ailleurs de savoir si leur régime alimentaire est suffisant pour ses jeunes gens (7 octobre 1848):
Je vais te consulter encore une autre fois sur notre régime. Le voici: le matin, une soupe telle que ma bonne soeur en fait pour les enfants. Le midi, nous prenons 28 livres de viandes pour soixante personnes. C’est tantôt du boeuf (c’est-à-dire de la vache ou de la génisse, car il est impossible d’avoir du boeuf ici), cette viande est passable, tantôt du mouton qui est bon. De plus, un plat de légumes et un dessert. Le soir, un plat de légumes, de la salade, un dessert. En hiver, la salade sera remplacée par une soupe. Ce régime est-il confortable pour des jeunes gens qui travaillent beaucoup, car ils sont tous très studieux? Ils ont un jour de promenade toutes les semaines; ils se promènent alors quatre heures de temps; de plus, deux récréations par jour, d’une heure chacune, et trois quarts d’heure encore de travail manuel. Pour les promenades, notre système est de leur en faire faire de fortes pour qu’à leur retour ils soient fatigués. Je pense qu’un exercice violent leur fait du bien. En voilà bien long sur les questions de ménage. (ND X,326-327)
Je m’étonne toujours de constater à quel point Libermann reste collé à la réalité de chaque jour malgré les préoccupations qu’il peut vivre.
Bâtiment principal de l’abbaye, restauré par les Frères auxiliaires |
En novembre 1848, la société du S. Esprit et la congrégation du S. Coeur de Marie ayant fusionné, Libermann quitte le Gard et vient s’installer au Séminaire du S. Esprit, au 30 de la rue des Postes. Cependant, il se rendra fréquemment au Gard, par la suite.
À la mi-décembre 1848, les théologiens du Gard viennent à Paris. Et, les philosophes de Paris vont au Gard. À ce moment, il y a à Paris, cinquante théologiens; dont vingt venus du Gard, et au Gard, douze philosophes et onze novices. À Pâques 1850, après deux années de vie commune avec le Séminaire des Colonies, à Paris, les scolastiques spiritains repartent au Gard.
Le dernier séjour de Libermann au Gard, de son vivant, aura lieu du 2 décembre au 26 décembre 1851.
C’est au Gard que Libermann sera inhumé, le 5 février 1852. Son corps sera déposé dans la petite chapelle du jardin, puis quelques temps plus tard dans le caveau que l’on peut encore voir au cimetière. La petite chapelle a été démolie depuis lors. Le 26 juillet 1865, le corps de Libermann sera transporté à Chevilly.
L’abbaye après Libermann
Dès la mort de Libermann, le noviciat est transféré du Gard à Monsivry, maison de campagne du Séminaire du S. Esprit, achetée en 1847 par M. Leguay. Le Vavasseur, devenu maître des novices, pourrait ainsi seconder plus facilement Schwindenhammer, nouveau Supérieur Général. Mais, cela ne dure pas. Le Supérieur du Gard, M. Clair, quitte la Société et il faut lui trouver un remplaçant. Le Vavasseur retourne alors, au Gard avec ses novices.
La maison du Gard a toujours été un grand sujet de consolation pour notre bien-aimé Fondateur. Le personnel se compose actuellement de 73 personnes, à savoir: 4 directeurs, 14 novices-clercs, 23 philosophes, 32 frères dont 7 profès et 25 novices et postulants. Le P. F. Le Vavasseur est supérieur et maître des novices. Schwindenhammer (I.), Extrait de la circulaire no 3, 7 avril 1854.
Des raisons importantes nous ont mis dans la nécessité de quitter et de vendre Notre Dame du Gard. Dès septembre 1854, le noviciat a été transféré à Paris dans notre maison de l’Impasse des Vignes, (S. Martial) attenante au Séminaire du S. Esprit. Pour l’année scolaire 1855-56, c’est le scolasticat qui a été établi à l’Impasse des Vignes et le noviciat à Monsivry. Il ne reste donc au Gard que les Frères, or se présente l’occasion favorable de S. Ilan convenant mieux aux Frères, et en même temps une occasion intéressante pour vendre le Gard à bon prix, pour y établir un orphelinat. L’affaire est donc conclue. Mais combien ne nous en a-t-il pas coûté pour nous résoudre à prendre cette détermination. Schwindenhammer (I.), Extrait de la circulaire no 12, 2 juillet 1856.
Période orphelinat (4 ans)
L’abbaye du Gard va être vendue en 1856, à l’abbé de Janlis qui en fait un orphelinat agricole. Mais, quatre ans plus tard, l’abbé de Janlis meurt, et la maison est fermée.
Période cartusienne (35 ans)
En 1869, le Chapître Général des Chartreux décide de fonder en France un nouveau monastère de Chartreuses. Revenant d’Angleterre, Dom Vincent Celle, Procureur de la Grande Chartreuse aperçut du train, l’abbaye du Gard et se décida à l’acheter. Des Frères chartreux sont envoyés pour aménager l’abbaye. Mais, la guerre de 1870 retarde l’arrivée des moniales.
1871-1906: L’abbaye est occupée par les filles de S. Bruno à partir du 6 mai 1871.
1906: Les lois promulguées à l’encontre des congrégations religieuses conduisent les moniales à quitter l’abbaye le 12 février et à s’exiler en Belgique. Lorsqu’elle reviendront en France, elles s’installeront dans l’Aveyron, à Nonenques.
L’abbaye est laissée à l’abandon. Achetées par des marchands de biens, ceux-ci vendent au détail les ardoises, les charpentes, les portes, les fenêtres, les parquets, les poutres et les pierres. En quelques années, ils font plus de dégâts qu’une guerre. La propriété va devenir ensuite un jardin zoologique.
Période des Frères Auxiliaires
1948: Le curé de Picquigny, l’abbé Paul Dentin fonde la Société des Frères Auxiliaires.
1967: Le 1 octobre, les Frères prennent possession des ruines de l’abbaye. Une restauration de l’édifice principal est entreprise.
1971: L’oeuvre de restauration reçoit le 4ème prix du concours «Chef d’oeuvre en péril».
1972: L’abbaye devient la maison-mère des Frères Auxiliaires.
1973: L’abbaye devient une maison d’accueil.
1987: Célébration du 850ème anniversaire de la fondation de l’abbaye. Une nouvelle tranche de travaux est ouverte et permet de restaurer une aile de l’ancien cloître du XVIIIe s. qui devient la salle Gérard de Picquigny. Dans cette salle, on peut voir une porte romane datant de l’époque de fondation de l’abbaye.
Témoin de la riche histoire du Gard
Le petit cimetière
Au fond du petit cimetière, quatre croix rappellent la présence cistercienne, trappiste, spiritaine et chartreuse dans cette abbaye.
Aucun cistercien et aucun trappiste n’a été enterré ici. Le cimetière des cisterciens se trouvait du côté de Picquigny et celui des trappistes devant l’abbaye, avant que les corps ne soient transportés par la suite, à l’abbaye de Sept-Fons.
Au centre du cimetière est placé le caveau des Frères auxiliaires, et devant leur caveau, celui du Père Libermann après que son corps ait été enlevé de la petite chapelle du jardin et avant qu’il ne soit transporté à Chevilly, en 1865.
Huit chartreuses et deux chartreux sont enterrés sur l’un des côtés du cimetière. Et, de l’autre côté, on peut voir les tombes de neufs spiritains:
- Louis Thiekoro: fils du roi de Bambara, décédé le 18 mai 1847, à l’âge de 18 ans.
- Jean-François Tissot: savoyard, étudiant en philosophie, décédé le 27 février 1848, à l’âge de 21 ans.
- Auguste Plantaz: savoyard, décédé le 1 juillet 1848, à l’âge de 22 ans.
- Auguste Adée: martiniquais, frère novice, décédé le 14 mai 1849, à l’âge de 28 ans.
- Blaise Quaimon: prêtre, décédé le 18 ou 19 octobre 1849, à l’âge de 52 ans.
- Auguste Pagnier: du Doubs, frère, décédé le 3 août 1851, à l’âge de 20 ans.
- Claude-François Chevalier, du Jura, décédé le 20 février 1852, à l’âge de 33 ans.
- François Lurat, d’Angoulème, prêtre au séminaire français de Rome, décédé le 15 octobre 1854, à l’âge de 34 ans.
- Mathurin Le Mouen, du Morbihan, étudiant en philosophie, décédé le 5 avril 1855.
Plusieurs enfants sont également enterrés dans ce cimetière. Ce sont des orphelins du Père de Janlis.
Gaétan Renaud, c.s.sp.
2 février 1998
Et
Bernard Ducol, c.s.sp.