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La Province du Canada

Naissance de la Province spiritaine du Canada

Pour faciliter la lecture sur une page Web, les notes, les renvois et les références historiques sont mises directement dans le texte.

 

La présentation se divise en quatre parties

  • La Congrégation mise en danger par le Gouvernement français
  • La période de l’Institut colonial
  • Le Collège Saint-Alexandre est fondé
  • La Province du Canada prend naissance

 

Les débuts

De 1726, année où la Congrégation du Saint-Esprit est reconnue par un Édit royal de Louis XV, jusqu’en 1763 où le Traité de Paris interdit l’entrée au Canada à tout missionnaire français, la Congrégation a fourni au Canada, à l’Acadie et à Terre-Neuve de nombreux missionnaires formés par le Séminaire de Paris (1). À l’occasion de la visite qu’il effectue aux États-Unis en 1903, Mgr Le Roy (2) renoue avec une tradition spiritaine en passant par le Canada pour voir s’il serait possible de s’y établir à nouveau.

    1. Bulletin général, n 322, décembre 1913, p. 378. Voir aussi les ouvrages du P. Henry J. KOREN sur ce sujet: Knaves or Knights ? A History of the Spiritan Missionaries in Acadia and North America, 1732-1839 (Pittsburgh, Duquesne University, 1962) ; To the Ends of the Earth. A general History of the Congregation of the Holy Ghost (Pittsburgh, Duquesne University, 1983 – traduit en français sous le titre : Les Spiritains. Trois siècles d’histoire religieuse et missionnaire. Histoire de la congrégation du Saint-Esprit, Paris, Beauchesne, 1982) ; A Spiritan Who was Who in North America and Trinidad, 1732-1981, (Pittsburgh, Duquesne University, PA, 1983).

2. Alexandre LE ROY (1854-1938), originaire de Saint-Senier de Beuvron (Manche), après un court passage dans un collège de Pondichéry, avait commencé sa vie missionnaire au Zaunguebar (1881). En 1892, il est nommé vicaire apostolique du Gabon et, au chapitre général de 1896, il est élu Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit. Il le reste jusqu’à sa démission, pour raison de santé, en 1926. Il meurt à Paris, le 21 avril 1938.

Un projet de Mgr Le Roy

En 1904, le P. Amet Limbour (3), voyageant aux Etats-Unis et au Canada (4), reçoit en cours de route la mission très précise de trouver un diocèse qui accueillerait un projet naissant : ” Il s’agirait d’un Séminaire destiné à recevoir les jeunes Canadiens en vue des Missions ; une fois prêtres – ou même avant – ils pourraient se diriger partout où ils voudraient, au Nord-Canada, ou au Sud des États-Unis pour les Missions des Noirs, qu’ils préféreraient. Ce serait une sorte d’École apostolique ou de Séminaire du St-Esprit (ancien modèle) (5).”

    3. Amet LIMBOUR , né à Pont-Aven, le 10 janvier 1841. Après son grand séminaire à Quimper, fait son noviciat à Chevilly, y est ordonné prêtre et prononce ses v?ux le 27 août 1865. Il part à La Réunion. En 1870, il est à l’Île Maurice. De retour en France, il passe quinze ans à Beauvais (1874-1888), comme aumônier du pensionnat des Frères des Écoles chrétiennes, directeur de l’Archiconfrérie de Saint-Joseph et fondateur de l’?uvre des Petits Clercs de Saint-Joseph. En Haïti, de 1894 à 1897. De retour en France, il enseigne au Séminaire du Saint-Esprit, rue Lhomond, et dirige la revue des Annales. Sénégal, 1901-1903. Etats-Unis, Canada : 1904-1905. Paris : enseignement, Bulletin Général, travaux historiques. 1912, à 71 ans, il repart pour le Sénégal. Décède à Saint-Louis du Sénégal le 12 août 1915. Voir Jules GROELL, Le révérend Père Amet Limbour, Fondateur de l’Ecole Apostolique des Petits Clercs de St-Joseph (1841-1915), Grenoble, Imprimerie Saint-Bruno, 1926, 149 p.

4. Bulletin général, t. xxiii, n 232, juin 1906, «Bulletins des ?uvres»: Canada, janvier 1905 – mai 1906, p. 631. Plus longuement, sur le voyage au Canada du P. Limbour, voir J. GROELL, op. cit., p. 90-103 ; Henri LESTAGE cssp, «Le Père Amet Limbour au Canada» (1979), Cahiers Lestage (Collection d’histoire régionale de Limbour et de la Province des Spiritains), n 1, pp. 3-37.

5. Lettre de Mgr Le Roy au Père Limbour, 11 juin 1904. Cette lettre fait suite à un rapport de Mgr Le Roy au cardinal Gotti, préfet de la S. C. de la Propagande, intitulé Projet d’un Séminaire des Missions au Canada. La copie conservée aux Arch. CSSp en 431-A-IV porte la date initiale rayée «Paris, le 1er mai 1904», remplacée par : «Rome, le 8 mai 1904». On y retrouve les mêmes termes que dans la lettre citée, mais les corrections dans le rapport sont intégrées à la lettre. D’une façon générale, toutes les lettres et documents cités se trouvent soit aux Arch. CSSp (Chevilly-Larue), boîtes 431, 432 et 433 pour la période étudiée, soit aux Archives CSSp du Canada.

Mgr Le Roy cherche un nom qui décrive son projet et il reprend le nom d’origine de Poullart des Places : Séminaire du Saint-Esprit. Il dit lui-même, ancien modèle. La référence aux missions des Noirs rappelle la destination des élèves du séminaire de Poullart qui a pour fin particulière d’élever de jeunes ecclésiastiques dépourvus et détachés des biens de ce monde et de les disposer à aller partout où leurs évêques les enverront, et à choisir de préférence les places les plus pénibles, les fonctions les plus abandonnées et, par cette raison, les plus difficiles à remplir. (6)

    6. Adresse de Mgr de Beaumont au Parlement de Paris qui voulait obliger le Séminaire du Saint-Esprit à envoyer ses élèves à l’Université après l’expulsion des Jésuites. Cité dans Joseph Michel, Claude-François Poullart des Places, Paris, 1962, p. 195

Cette visée de Mgr Le Roy se comprend assez facilement quand on retrace la crise très grave que vient de traverser la Congrégation.

L’alerte fut chaude?

Les débuts de la Troisième République furent marqués par un courant anticlérical, dirigé surtout contre les Jésuites, bêtes noires des libres penseurs. Le 15 mars 1879, Jules Ferry dépose un projet de loi dont l’article 7 dit : Nul n’est admis à diriger un établissement d’enseignement public ou privé, de quelque ordre qu’il soit, ni à y donner l’enseignement, s’il appartient à une congrégation non autorisée (7). On compte 500 congrégations non autorisées sur le territoire français.

    7. Jacques Chastenet, Histoire de la Troisième République. Vol II, La République des Républicains 1879-1893, Hachette, 1954, p. 56

Cette loi est l’occasion de mettre sur pied un système d’enseignement laïc. Par l’école laïque, la République parvient à s’assurer une solide emprise sur les jeunes générations populaires. Son succès est bien moindre à l’égard des jeunes générations bourgeoises. Les congrégations enseignantes non autorisées, après avoir été dispersées par Jules Ferry, se sont vite reformées et leurs maisons ont bénéficié, en même temps que d’une tolérance de fait, d’une clientèle de plus en plus nombreuse. La querelle religieuse demeure toujours latente, et le moindre événement la rallume.

Lorsque Mgr Le Roy est élu comme supérieur général des spiritains, le 24 mai 1896, cela fait déjà un an que la France est en ébullition en raison de la controverse engendrée par le procès de Dreyfus. Les assises de l’armée et de l’économie en sont ébranlées. Le pays cherche des boucs émissaires. Waldeck-Rousseau, président du Conseil, veut protéger l’Armée de ces colères. “On en vient naturellement à penser à ce cléricalisme dont la détestation a pendant si longtemps servi de dénominateur commun aux différentes fractions du parti républicain. Et on pense plus spécialement à ces congrégations religieuses d’hommes, plusieurs fois dissoutes, toujours renaissantes, qui, d’une part, ne cessent pas d’agir politiquement en faveur de la droite et qui, de l’autre, forment l’esprit d’une grande partie de la jeune bourgeoisie française. Voilà l’ennemi sur lequel il convient de frapper : on peut être assuré que les coups qu’on lui portera seront applaudis par tous les républicains (8).

    8. Jacques Chastenet, Histoire de la Troisième République. Vol III, La République triompante, 1893-1906, Hachette, 1955, p. 177. La mise au point la plus récente : MAYEUR (J.-M.), PIETRI (CH.), VAUCHEZ (A.), VENARD (M.) (dir.), Histoire du christianisme des origines à nos jours : Tome xi : GADILLE (Jacques), MAYEUR (Jean-Marie), Libéralisme, industrialisation, expansion européenne (1830-1914), Paris, Desclée, 1995, pp. 526-527.

Un projet de loi sur les associations est déposé. Il place les congrégations religieuses hors du droit commun. Les congrégations qui bénéficient d’une reconnaissance ancienne ne seront pas inquiétées. Celles qui sont simplement tolérées devront obtenir un décret autorisant leur existence. Décret qui ne sera évidemment pas accordé. Pour les Spiritains, aucun problème, leur autorisation date de Louis XV.

Un avenir inquiétant

Réveil brutal. Mgr Le Roy apprend que la situation légale de la Congrégation est remise en cause par un Avis suspensif du Conseil d’État du 16 janvier 1901. Un autre Avis du même Conseil, en date du 14 février argumente ainsi :

“Considérant qu’il résulte des pièces jointes au dossier qu’en 1845 (sic!), une association religieuse non autorisée, connue sous le nom de Missionnaires du St-C?ur de Marie, a occupé les bâtiments affectés à la Congrégation, et que cette occupation, dans les conditions où elle s’est faite, a constitué une véritable substitution de l’association des Missionnaires du St-C?ur de Marie, à la Congrégation du St-Esprit qui allait s’éteindre (?)

Est d’avis : que L’Association du St-Esprit a cessé d’exister et que celle des Missionnaires du St-C?ur de Marie, qui a pris son nom, n’est pas une congrégation religieuse légalement autorisée (9)”

9. Reproduit dans le Bulletin général, n 175, septembre 1901, pp. 208-209. Voir également NDH, p. 96-97.

En six semaines de recherches et de travail intense, aidé du P. Barillec, archiviste, Mgr Le Roy réussit à construire un solide dossier de trente pages qui démontre un à un les éléments principaux de l’accusation. Ses arguments s’appuient en partie sur des documents gouvernementaux. Une Commission ministérielle de 1861 avait dû éclaircir la situation du Saint-Esprit dans une question de succession. Une des questions posées à la Commission: ” En se réunissant à l’Association religieuse du Saint-C?ur-de-Marie, la Congrégation du Saint-Esprit ne s’est-elle pas transformée …? ” La Commission répondait :

“L’Association du Saint-C?ur-de-Marie n’était ni instituée canoniquement comme communauté religieuse, ni reconnue par l’État, lorsqu’elle s’est réunie à la Congrégation du Saint-Esprit en 1847 (il fallait dire en 1848). Elle n’avait eu jusqu’à cette époque qu’une existence de fait.

D’après les explications de M. le Supérieur général (le P. Schwindenhammer), en date du 6 juin dernier, la réunion s’est opérée à la condition formelle que l’association naissante du Saint-C?ur-de-Marie cessant d’exister par le fait même de la fusion, ses membres seraient incorporés à la Congrégation du Saint-Esprit et adopteraient purement et simplement les règles et constitutions de cette Congrégation (10).”

10. Cité dans Henri Goré, Un Grand Missionnaire, Mgr Alexandre Le Roy, Supérieur général des Pères du Saint-Esprit, Paris, Maison provinciale, 393, rue des Pyrénées, XXe, 1952, p. 159.

Le décret de la Propagande auquel le P. Schwindenhammer se référait, stipulait, en effet : ” Que l’?uvre d’union des deux congrégations se ferait moyennant la cessation de la Société établie sous le vocable de Très Saint C?ur de Marie et l’agrégation à la Congrégation du Saint-Esprit de ses membres qui deviendraient participants de ses droits et privilèges sous les règles de discipline de ladite Congrégation (11). “

    11. Idem p. 158.

 

Les Spiritains s’en tirent

Un troisième avis du Conseil d’État reconnaît définitivement l’existence légale de notre Congrégation ainsi que les Lazaristes, les prêtres des Missions étrangères, les Sulpiciens et les Frères des Écoles chrétiennes. Le danger écarté, il est assez amusant aujourd’hui de constater que Mgr Le Roy découvre tout d’un coup qu’il n’est pas le cinquième, mais le quinzième supérieur général de la Congrégation : ” Peu à peu, écrit-il, les archives me révélèrent des pièces que je ne connaissais pas ; les divers articles de l’Avis trouvèrent une réfutation ; quand je relus mon rapport, enfin achevé, j’eus la satisfaction de le trouver convaincant, en même temps que l’humiliation d’avoir à constater que l’histoire de la Congrégation, jusque là, m’avait été inconnue (12). ”

    12. Idem p. 161.

La Congrégation est reconnue, mais elle n’est pas à l’abri des vexations pour autant. Émile Combes, Président du Conseil en juin 1902, fait de la lutte contre le cléricalisme son objet principal (13). Il va obliger Mgr Le Roy à fermer quatorze de nos maisons. Trois cents pères et frères perdent ainsi leur travail et sont à la disposition du Supérieur général.

    13. Gabriel Hanotaux, Histoire de la nation française, t. V : Histoire politique, Librairie Plon, Paris, p. 649. Voir dans G. CHOLVY, Y.-M. HILAIRE, Histoire religieuse de la France contemporaine, t. 2 : 1880/1930 (Toulouse, privat, 1986), la première partie consacrée à ce que les auteurs appellent le “discordat “.

Changements dans le programme

Il me semble devoir établir un lien entre la mission confiée au P. Limbour (fonder un Séminaire du Saint-Esprit) et la découverte de l’histoire de la Congrégation par Mgr Le Roy lui-même. Dans sa lettre du 11 juin, les instructions de ce dernier renouent avec la tradition de Poullart des Places. Ses intentions sont claires. Pourtant, un mois plus tard, une lettre du 20 juillet 1904 nous apprend que tout est chambardé :

“Le Comité avec lequel je suis en relation pour la question du Canada me demande de créer là bas – en un endroit à choisir – un Institut normal pour la Colonisation française au Canada. Le Séminaire des Missions viendra plus tard.

Cet Institut serait quelque chose comme une École d’agriculture, destinée à recevoir et à orienter les jeunes gens français – ils peuvent devenir nombreux – qui désireraient aller se fixer dans la Nouvelle France, puisque la nôtre devient inhabitable, par suite d’une invasion de peaux Rouges qui se préparent à nous scalper.

Mieux vaudrait, il semble, acquérir une grande ferme déjà établie : on construirait les bâtiments nécessaires, et on y développerait les cultures suivant les besoins. Les fonds sont disponibles ; c’est le terrain sûr que j’attendais avant de marcher (14).”

14. Lettre de Mgr Le Roy au P. Limbour, Berlin, le 20 juillet 1904.

 

Des précisions sont ajoutées pour le P. Limbour: “Le Séminaire apostolique n’est pas du tout abandonné. Au contraire! Nous avons maintenant la base matérielle (souligné dans le texte) qui me manquait précédemment. Et sans laquelle je n’osais pas marcher. De là mes délais. (…) Mais je compte que l’an prochain (souligné), l’idée se réalisera (15).”

    15. Lettre de Mgr Le Roy au P. Limbour, Chevilly par l’Haÿ, le 18 août 1904.

Pas de mystère dans ce changement. Mgr Le Roy peut bien avoir l’ambition de créer un Séminaire, les fonds pour le réaliser ne sont pas nécessairement à portée de la main. Depuis quatre ans déjà, il est en relation avec une riche veuve qui lui a apporté son appui financier à plusieurs occasions. Mgr Le Roy a laissé une note de sa main dans laquelle il raconte sa première rencontre avec cette dame :

“Un jour, le Fr. Paulin, portier de la Maison-Mère, vint me dire:
– Monseigneur, une Dame vous attend au parloir; mais je vous préviens que c’est pour vous demander une aumône ; ça se devine à sa mine .
Je descendis, et la vue de la Dame me donna la même impression qu’au Frère Paulin.
– Monseigneur, me dit-elle, je vais vous dire mon nom, mais vous ne le révélerez à personne. Vous me le promettez ?
Je fis un signe d’assentiment.
– Eh! bien, je suis Mme Guillaume Dall pour tout le monde, et pour vous, Mme Jules Lebaudy. Et voici ce qui m’amène. Vous avez en Bretagne, à Saint-Michel-en-Priziac, une ?uvre d’enfants miséreux dont vous faites l’éducation et que subventionne le gouvernement. Une revue, dans un article que j’ai lu, en fait un grand éloge. Combien le Gouvernement vous donne-t-il?
– 80 centimes par tête et par jour.
– Eh! bien, je vous donnerai 1 franc pour 500 petits Parisiens malheureux que vous recueillerez dans la capitale et que vous enverrez là-bas. Tous les ans, vous me donnerez la liste de ces enfants et je vous verserai la somme promise?(16)”.

16. Henri Goré, op. cit., p. 141.

Une femme de caractère

En quelques minutes la question des bâtiments, des devis d’architectes, des sommes nécessaires est réglée. Cette anecdote nous donne une idée du caractère entier de la dame. Elle s’intéresse à des ?uvres philanthropiques et patriotiques. L’?uvre d’un séminaire ne l’intéresse pas. Le mystérieux comité de Paris, c’est elle avec Mgr Le Roy. Le P. Droesch avait demandé à Mgr Le Roy de lui retracer les débuts de Saint-Alexandre. Voici une partie de la réponse reçue :

“Depuis quelque temps, j’étais entré en relation avec Mme Jules Lebaudy, qui tenait absolument de garder l’incognito et se faisait appeler tantôt Mme Guillaume et tantôt Guillaume Dall, le nom de sa mère. Veuve, brouillée avec sa famille, et multimillionnaire, elle employait les ressources de son immense fortune à des ?uvres philanthropiques et patriotiques mais pas religieuses et elle m’employait souvent comme intermédiaire. Nous nous entendions généralement très bien, et elle m’a fait l’honneur de me dire que de tous les prêtres qu’elle avait employés, j’étais le seul qui ne l’avait pas volée ! C’est elle qui m’a permis de payer les dettes de Beauvais, de fonder des Bourses pour Instituteurs libres à Mesnières – aujourd’hui St-Ilan – de créer l’?uvre des Petits Parisiens à St-Michel en Priziac, de créer la Procure de Fribourg, Misserghin et la Maison du Canada. Dans sa pensée, ce devait être une École d’Agriculture et, dans la mienne, une École Apostolique. De fait, l’École agricole ne réussit pas. Mme Lebaudy m’a donné pour le Canada un chèque de $ 200.000 (17).”

17. Lettre de Mgr Le Roy au P. Droesch, le 14 mars 1930. Voici quelques renseignements sur Madame Lebaudy : Dall, de son nom de jeune fille, elle avait épousé Jules Lebaudy, d’une famille d’industriels qui devait, avec lui et son frère, faire fortune dans le raffinage du sucre. Jules Lebaudy et sa femme auront trois enfants : une fille et deux fils, Pierre et Paul. Sa fille deviendra comtesse de Fels. Les deux garçons hériteront de la raffinerie et se passionneront pour l’aéronautique naissante, faisant construire parmi les tout premiers dirigeables. Un neveu de Jules, Jacques Lebaudy, défraiera la chronique par une rocambolesque tentative de colonisation au Sahara dont il se proclamera empereur sous le nom de Jacques 1er ! Madame Lebaudy, de tendance janséniste et très patriote, se brouilla avec sa famille et entreprit de dépenser sa fortune dans de nombreux projets dont un bon nombre en lien avec la Congrégation du Saint-Esprit. Elle meurt en 1917. A son sujet, voir : Henri LESTAGE cssp, “Madame Jules Lebaudy et Saint-Alexandre”, Cahiers Lestage, n 2, pp. 1-21 ; Roger RÉGIS, “Royautés éphémères : Jacques 1er, Empereur du Sahara”, Historia, n 106, sept. 1995, pp. 290-294 ; Général CHAMBE, “Quand les dirigeables sillonnaient le ciel”, Historia, n 113, avril 1956, pp. 369-370.

Le Supérieur des spiritains et Mme Lebaudy s’entendaient généralement très bien, mais pour l’?uvre du Canada, chacun avait sa vision; Mgr Le Roy voulait bien mettre sur pied l’Institut colonial, sans pour autant abandonner son idée de Séminaire, l’un n’empêchant pas l’autre dans son esprit. L’Institut lui donnait la base matérielle qui lui permettrait dans le futur de mettre à exécution son plan initial. Ainsi écrivait-il au P. Limbour:

“Continuez à séparer ce que vous voulez me dire à moi et au Conseil – dans une lettre – et ce que vous destinez à moi et au Comité de l’Institut colonial dans un rapport [dans les deux cas, souligné dans le texte] qu’il puisse lire. Dans ce rapport, ne parlez jamais du Séminaire des missions : c’est une affaire toute différente, à laquelle il n’a rien à voir. N’y parlez pas non plus de notre apostolat possible, d’un orphelinat, de placement d’immigrants dans des concessions nous appartenant. Ces projets sont étrangers à l’Institut (18).”

    18. Lettre de Mgr Le Roy au P. Limbour, Paris, le 18 septembre 1904.

Le P. Limbour se met en chasse, ce qui n’est pas une mince affaire avec la grandeur du territoire canadien. Il informe Mgr Le Roy dans une correspondance quasi hebdomadaire. Celui-ci ne manque pas de le talonner d’ailleurs. Une petite carte en style télégraphique est témoin de leurs relations de confiance et d’humour:

 “Pas de lettre depuis l’envoi du 6 septembre ! Inquiétant. Est-il malade, mort, disparu, en fuite, scalpé ? Comité s’impatiente, hiver approche, année passe… Conviendrait prendre possession, car on ne sait pas si bonnes dispositions actuelles Comité persisteront. Ferme Alonzo Wright paraît convenir. Visiter – donner description – Combien ? Mais s’il est malade, mort, disparu, en fuite, scalpé ?
P.S. 28 : À l’instant, paraît l’Almanach des clercs de St-Joseph. Mystère éclairci : P. Limbour fait des vers grecs (19).”

19. Petite carte télégraphique de Mgr Le Roy au P. Limbour, Paris, le 27 octobre 1904.

 

 

L’Institut colonial (1905-1910)

 

Le Comité s’attend à des résultats. Monseigneur ne veut pas perdre l’occasion qui se présente. Il met de côté ses espérances personnelles pour se consacrer entièrement à l’Institut colonial et écrit au P. Limbour:

“J’ai fait à Rome et au Canada des propositions désintéressées pour un Séminaire des Missions. En cela, j’ai pensé agir dans l’intérêt général de l’Église: si l’on n’en veut pas, nous sommes quittes.
En tout cas, nous attendrons maintenant qu’on vienne nous chercher : occupons-nous de l’Institut colonial.
Le Comité estime que la Propriété Alonzo Wright pourrait convenir; mais quand sera-t-elle libre? D’autre part, le Chanoine Plantin vous fait des propositions intéressantes : ferme de 400 acres, à un mille et demi d’Ottawa, près de la rivière, chars électriques, etc. [C’est une propriété des S?urs Grises] Actuellement, le choix est entre ces deux. Veuillez les visiter personnellement, et, si possible, en faire donner un plan, des photos, etc.
Le prix, au fond, n’est pas une grosse affaire. Si la ferme convient, outre l’argent dont je vous ai parlé, on en prépare d’autre pour les constructions, installations, etc. On veut en effet un établissement modèle, “qui fasse honneur à la France “. C’est ce qui me permettait de dire que nous pourrions penser à une autre grande exploitation dans le Far West…. Mais ceci viendra plus tard.
J’ai l’air de vous presser, et c’est bien un peu cela en effet. Car tant que le Comité ne s’est pas exécuté, il y a à craindre – quoique cette crainte soit lointaine – qu’il ne vienne à changer d’idée et à disposer de ses fonds pour un autre objet. Aussi, je n’aimerais pas à ce que la conclusion de cette affaire fût renvoyée après l’hiver (20).”

20. Lettre de Mgr Le Roy au P. Limbour, Chevilly par l’Haÿ, le 29 octobre 1904.

C’est la propriété d’Alonzo Wright qui répond le mieux aux besoins. L’affaire est menée tambour battant par le P. Limbour, malgré l’opposition des héritiers quand ils découvrent que les acheteurs sont des catholiques et des religieux de surcroît! Fort de la promesse de vente signée devant notaire, le P. Limbour refuse de plier et décrit ainsi la chose: “Voici que les héritiers apprenant qu’ils vendent à des catholiques, à une congrégation religieuse, s’en émeuvent. Mrs Lord ne veut plus en entendre parler. Elle ne parle que de résilier. Elle remue ciel et terre avec des hommes de lois qui ne réussissent qu’à nous susciter des embarras. Le P. Limbour déclare enfin aux héritiers que dût-il faire un long procès, il ne cédera pas, mais il leur fera manger tout l’argent de la propriété, et il gagnera, et eux ne toucheront pas le sou. Voilà qui ne fait pas l’affaire des autres. Ils sont plus nombreux et la vente est signée le 21 janvier 1905, par-devant Me Tetreau, Notaire à Hull (21).”

    21. Journal de la Communauté de Saint-Alexandre, janvier 1905. Cette partie du journal est de la main du P. Limbour qui parle de lui-même à la troisième personne.

Mgr Le Roy trouve nécessaire de venir lui-même sur place établir les bases de l’?uvre nouvelle. Son voyage durera du 20 mai au 6 juillet 1905 (22). Il vient travailler. ” Je ne m’arrête pas à Montréal ; j’y aurais trop de visites à faire; et d’ailleurs je désire, sans passer incognito [souligné dans le texte], faire le moins de bruit possible, avec le plus de besogne possible. Donc, cher Père, pas de réceptions, pas d’invitations, par de visites inutiles, pas de pertes de temps. (23) “

    22. Sur ce voyage de Mgr Le Roy, voir Bulletin général, t.xxiii (1905-1906), p. 180, 215-216, 243-247. Et, dans le même tome, dans les “Bulletins des ?uvres”, celui qui est consacré au “Canada, janvier 1905 – mai 1906”, p. 629-637.

23. Lettre de Mgr Le Roy au P. Limbour, Cornwells, le 30 mai 1905.

Une autre raison motive sa venue. Il n’est pas seul. Mme Jules Lebaudy l’accompagne. On trouve la trace de son passage dans le journal de la communauté. Le jour de la Pentecôte, le 11 juin 1905, Mgr Le Roy inaugure officiellement l’Institut colonial qui portera le nom de Saint-Alexandre, en son honneur. Ce jour marquera dans nos annales. C’est la date véritable de la fondation de la Communauté. Dans l’énumération des personnes présentes à la messe, nous trouvons le nom de Mme Le Dall (le comité de Paris), la vraie fondatrice. (24) On y trouve également le nom des deux premiers élèves, Yves de Léséleuc, arrivé le 20 mai, et M. Pénicault, arrivé le 5 juin.

    24. Journal de la communauté de Saint-Alexandre, dimanche de la Pentecôte, 11 juin 1905.

 

Le jeudi suivant, Mgr Le Roy et le P. Limbour partent pour l’Ouest canadien (25), le Far West de Monseigneur, qui a un tout autre sens que celui qu’il lui donne. L’expression, employée aux États-Unis, est liée à la Conquête de l’Ouest, aux cow-boys, à la ruée vers l’or. La raison du voyage:

    25. Pendant ce temps-là, Mme Lebaudy partait en voyage à travers le Canada et les Etats-Unis, avec le Frère Titus Hartmann (1858-1945), américain, de juin à octobre 1905. Le Frère souffrit beaucoup des excentricités de la dame, et il devait résumer ses impressions à son sujet par la formule lapidaire : “She was a mystery to every one“, “Elle était un mystère pour tout le monde“! Cahiers Lestage, n 2, art. cit., p. 15.

“Ce n’est pas tout d’avoir une ?uvre de jeunes colons ; il faut avoir devant soi où les caser. Sir Wilfrid Laurier et bien d’autres avec lui recommandaient fortement l’Ouest. (…) Il est bon sans doute de recueillir les impressions des autres, bon de s’entourer de renseignements ; mais il n’est rien tel que de voir soi-même. Partons pour le Manitoba. (?) Un premier établissement à Ottawa a sa raison d’être, c’est fort bien. Mais il est indispensable de compléter l’?uvre par une succursale dans l’Ouest. Ici les terres fertiles, à bon marché, assurées de croître en valeur. Ici les bonnes occasions, et ces occasions, il importe que nous les connaissions, que nous les saisissions au vol en faveur de nos jeunes gens (26).”

  26. Journal de communauté de Saint-Alexandre, note destinée à la Maison mère, insérée dans le journal, juin 1905

Mgr Langevin, évêque de Saint-Boniface, propose de faire nommer un père comme agent officiel de la colonisation. Il recevrait un traitement du gouvernement et serait à même d’informer les élèves de l’Institut des bonnes occasions. Il offre aussi à Mgr le Roy de devenir responsable d’une paroisse hongroise en formation, un projet qui n’aura pas de suite. Monseigneur en profite pour s’entretenir avec des colons français du Manitoba. La vie n’est pas toujours facile mais, “pour un fermier qui travaille, sans découragement, et mène une vie régulière, le succès n’est pas douteux. Il ne fera pas fortune mais il fera honneur à ses affaires et élèvera sa famille comme il faut (27).

    27. Bulletin du Canada, vol. 1, 1946-1956, pp 15-16.

Avant de repartir pour la France, Mgr Le Roy nomme le P. Limbour supérieur de l’?uvre, assisté du P. Croagh et du P. Fitz-Gibbon.

La propriété était dans un état déplorable. L’année 1905 fut consacrée à un travail de réfection; celle de 1906, à la construction de la future École d’Agriculture. L’édifice fut achevé à l’automne de 1907: entre temps, on avait admis quelques immigrants français (28). Jusqu’en 1909, il n’y a que 7 jeunes Français qui se soient inscrits à l’Institut. C’est un investissement énorme pour de piètres résultats.

    28. Ibidem

Une charte fédérale avait été demandée et obtenue,. Elle porte la date du 3 mars 1905: The Agricultural and Industrial Corporation of the Missionnaries of the Holy Ghost (limited). Ce qui est surprenant, c’est que personne ne prit le soin de passer la propriété Wright au nom de la corporation et qu’aucune assemblée légale ne fut tenue. Résultat: au bout de trois ans la société est dissoute! Situation très embarrassante à relater au Supérieur général. D’autant plus que les comptes de l’?uvre ne montrent que déficits.

Et de fait, ce dernier réagit: “J’ai lu avec grand intérêt – mais non sans tristesse – les rapports rédigés par le P. David (29) (17 déc. 1908) relativement à l’acquisition de la propriété Wright et la Constitution de la Corporation. Légèretés, négligences et irrégularités. Voilà ce que l’examen de la situation a permis de révéler! Nous ne sommes vraiment pas nerveux sur les bords de la Gatineau. Mais c’est déjà quelque chose que d’avoir pu constater ces faits. Félicitations au P. David. Et maintenant, il s’agit de tout régulariser, le mieux possible et au plus tôt (30) “.

    29. Albert DAVID, né dans l’Orne le 26 déc. 1872, est ordonné prêtre à Orly le 28 août 1898. Professeur de philosophie à Rome, puis de dogmatique à Chevilly, il devient supérieur du séminaire colonial de la rue Lhomond. En 1904, une année à Jérusalem pour des études bibliques. Après diverses charges en Belgique et en France, il part pour le Canada en 1908 où il est nommé supérieur de Saint-Alexandre ; il démissionne en 1911 pour raison de santé. En 1912, aux îles Saint-Pierre et Miquelon. Rentre en France en 1919. Diverses charges et enseignements. Il décède à Limoux le 29 sept. 1939. Docteur-ès-Lettres, il a écrit de nombreux articles sur l’histoire spiritaine au XVIIIe siècle, notamment en Acadie.

30. Billet de Mgr Le Roy au P. Vanhaecke, sans entête, 6 janvier 1906.

Les termes sont encore plus cinglants dans une lettre adressée au P. David: “Extraordinaire histoire! Inutile de revenir sur le passé, mais, en voyant la série de tout ce qui s’est fait là, on se demande quel esprit de vertige, d’inconscience, d’imprévoyance et d’imbécillité a soufflé dans ces dernières années sur les bords de la Gatineau (31).” Je me demande bien comment Mgr Le Roy a su présenter la situation au Comité de Paris!

     31. Lettre de Mgr Le Roy au P. David, Paris, le 19 janvier 1909.

Durant l’année où il fut supérieur, le P. Vanhaecke (32) a chargé le P. David de reprendre les démarches pour l’obtention d’une nouvelle charte, provinciale cette fois. Ce qui ne se fait pas sans difficultés: “Notre Bill, présenté par M. Gendron est discuté, à midi, au Comité des Bills privés, sous la présidence de M. Delage. Une double contre-pétition a été envoyée par la Municipalité de Cantley. Les opposants disent que nous n’avons pas d’élèves, que nous sommes une exploitation déguisée, que nous faisons une concurrence déloyale aux habitants en vendant nos produits au dessous du cours (33).”

    32. Henri Van Haecke, né dans le nord de la France le 17 avril 1852, a fait ses études cléricales au grand séminaire de Cambrai. La rencontre du P. Horner le fait entrer dans la congrégation du Saint-Esprit où il est ordonné prêtre le 23 déc. 1876 et prononce ses v?ux le 26 août 1877. Au collège de Merville pendant cinq ans. En 1883, il part au collège Saint-Pierre de la Martinique. 1892 : supérieur et directeur à Chevilly. Assistant général de Mgr Le Roy en 1897 (et provincial de France jusqu’en 1898), il dirige le séminaire colonial de la rue Lhomond. De 1902 à 1907, Martinique, Guadeloupe et Haïti. Une année en Belgique. 1908-1909 : supérieur de Saint-Alexandre où il restaure la confiance. Meurt en France le 7 juillet 1910.

33. Journal de la communauté de Saint-Alexandre, le 24 mars 1909.

Malgré un débat très vif, le Bill est voté. Le 27 avril 1909, est sanctionnée par le Lieutenant-Gouverneur la nouvelle charte concernant La Corporation agricole et industrielle des Missionnaires du Saint-Esprit. Deux mois plus tard, la propriété de Saint-Alexandre est passée au nom de cette corporation. Les règlements de la charte sont assez larges pour permettre n’importe quel développement. L’orage est passé mais l’alerte a été sérieuse.

Le Séminaire des Missions (1910-1912)

Il faut bien se rendre compte que l’École d’agriculture ne répond pas à un besoin. Les sujets ne se pressent pas aux portes. Une pétition de la Municipalité de Cantley est révélatrice de la situation telle qu’elle est perçue de l’extérieur. Quelles orientations prendre dans cette situation ? Monseigneur Le Roy écrit: “En 1903, j’avais fait des démarches pour organiser un Séminaire apostolique destiné à former des missionnaires canadiens ; mais, à vrai dire, je n’ai été encouragé dans cette pensée que par M. Lecocq, supérieur du Séminaire de Montréal. Et j’ai dû tout abandonner. Les fonds, sur lesquels je comptais alors, ont pris une autre direction : il ne faut plus songer à rien recevoir de ce côté”. Puis il parle évidemment des fonds reçus du comité de Paris, de Mme Lebaudy: “Ce que je pourrais obtenir, sans doute, c’est l’utilisation de St-Alexandre pour ce Séminaire. Et j’avoue que de toutes les approbations possibles, celle-là me serait la plus agréable“. Nous savons que le comité est le paravent utilisé par Mme Lebaudy pour distribuer ses dons par l’intermédiaire de Mgr le Roy. Ce dernier laisse entendre ici que Mme Lebaudy ne serait pas opposée à l’utilisation de la propriété comme Séminaire. On devine aussi son espérance de voir naître le Séminaire auquel il avait d’abord pensé: “Il y aurait lieu de voir si les Évêques canadiens-français accepteraient de concourir autrement que par leurs bénédictions à l’organisation et à l’entretien de ce Séminaire, dont le but serait restreint au service religieux du Canada et de ses nouveaux diocèses (34).

     34. Billet de la main de Mgr Le Roy, sans destinataire, intitulé Séminaire des Missions au Canada, daté de Paris, le 4 mars 1909.

Le ton désabusé montre que Mgr Le Roy n’attend pas grand chose de l’appui des évêques à son projet. Ces derniers ont de la difficulté à croire au désintéressement des spiritains dans cette démarche. La réunion à Québec des évêques canadiens serait l’occasion idéale “de proposer la propriété de St-Alexandre de Gatineau, comme Séminaire des Missions canadiennes (35)”.

     35. Lettre de Mgr Le Roy, sans destinataire, Paris, le 1er avril 1909.

Le passage à Rome de Mgr Le Roy lui permet d’entrevoir une nouvelle possibilité. Un subtil glissement politique et diplomatique commence à prendre forme. C’est un premier pas vers ce que deviendra vraiment St-Alexandre:

“Dans ma dernière lettre, écrit-il au P. David, je vous ai parlé de l’utilisation possible de St-Alexandre de Gatineau pour un Séminaire des Missions canadiennes. Ici, j’ai cru [devoir] parler de cette idée à la Propagande et à Mgr Paquet, pro-recteur de l’Université Laval, en ce moment à Rome. J’ai trouvé à la Propagande des hommes très informés et plutôt favorables à l’élément canadien-français ; mais il paraît évident que Son Exc. Mgr le Délégué penche du côté anglais, et d’autre part le Dr Burke et la Church Extensions ont une activité et une ambition avec lesquels le Canada français devra sérieusement compter. Or, voici le raisonnement que l’on fait ici : Au lieu d’affecter d’ignorer la Church Extensions [soulignés dans le texte], les Canadiens français auraient beaucoup mieux à faire : ce serait de s’en emparer, en y entrant carrément et en lui fournissant le personnel de missionnaires qu’elle demande, – personnel canadien-français.
Et si, le Centre de la Church Extensions étant à Toronto, le séminaire des missions doit y être aussi, – c’est à voir – au moins, dit-on,
on pourrait faire de St-Alexandre l’École apostolique (36) qui pourvoirait le Séminaire. Et si cette École apostolique était surtout garnie de sujets canadiens français, le Séminaire de Toronto, par le fait même, serait surtout composé d’éléments français.
Enfin, voilà, si le Canada français veut une maison, nous la lui offrons (37).

36. Ndlr : C’est nous qui soulignons.

37. Lettre de Mgr Le Roy au P. David, Rome, le 22 avril 1909.

Il faudra encore deux ans de valse hésitation, de recherches, de compromis avec le comité de Paris avant de pouvoir vraiment s’orienter vers une ?uvre viable.

 

 

Le Collège apostolique Saint-Alexandre (1912-1933)

 

Des circonstances extérieures viennent donner un coup de pouce à l’?uvre. La révolution du Portugal en 1910 met en disponibilité le personnel de nos collèges dans ce pays. Le P. David est remplacé par le P. Burgsthaler (38). Il nous arrive le 26 décembre 1911 avec un groupe de Petits Scolastiques européens. À Pâques, M. le curé Myrand, un ami de la première heure, nous envoie quelques élèves de Ste-Anne d’Ottawa. “En septembre 1912, une année régulière commença avec une cinquantaine d’élèves. Ce qui deviendra le Collège Apostolique St-Alexandre de la Gatineau était fondé (39).”

    38. Joseph BURGSTHALER, né en Alsace le 22 déc. 1870, étudiant très doué à l’école de Beauvais puis à Mesnières où on le nomme trois ans comme professeur, il commence sa philosophie à Chevilly en 1894, puis est envoyé comme professeur à Castelnaudary. Ordination sacerdotale le 1er janvier 1898, et profession religieuse le 2. Professeur à Beauvais pendant cinq ans. La politique combiste ferma l’école et il partit pour la Martinique, supérieur du collège Saine-Marie de Fort-de-France et supérieur principal. Au collège de Porto, en 1909. Chassé par la révolution de 1910, il arrive au Canada, à Saint-Alexandre. Retourne en France en 1921 pour raisons de santé, puis part pour l’île Maurice en 1922. Meurt assez soudainement le 12 juillet 1924 à Port-Louis.

39. Bulletin du Canada, vol. 1, 1946-1956, p. 18.

Bien des années plus tard, voici comment l’on présentait ces débuts: “Que venaient-ils faire au pays, les Spiritains ? Fonder une école d’agriculture pour les fils de famille nobles françaises, désireux de s’établir au pays ou obligés de s’expatrier. Quand cette ?uvre se transforma en 1912, elle dut chercher sa voie. Elle se présenta tout d’abord sous un faux jour : celui de former des prêtres pour les différents diocèses du Canada. Elle se trouvait vis-à-vis de la hiérarchie dans une position de porte à faux. On soupçonnait les Pères de vouloir faire du recrutement. Il était évident que la Congrégation ne refuserait pas les vocations qui viendraient à elle. Mais d’un autre côté, et cela justifiait son désintéressement apparent, les intentions de la Congrégation (du moins celles de Mgr Le Roy) étaient formelles : il n’entrait pas dans son but de jeter les bases d’une Province canadienne. Saint-Alexandre devait rester une filiale de la Province France (40).”

    40. Rapport du P. Gérard Roy pour la préparation du Chapitre général de 1962. Sans date.

Si c’était l’intention de Mgr Le Roy, ce n’était pas nécessairement celle des supérieurs de Saint-Alexandre. Dès 1913, le P. Joseph Burgsthaler envisageait la fondation d’une Province au Canada: “Je suis convaincu que l’Oeuvre n’est pas seulement viable, mais qu’elle est appelée à une grande prospérité et qu’elle est certainement le noyau d’une future Province (41).” “Voici maintenant une nouvelle affaire: c’est la fondation d’une Oeuvre à Régina. Si vous voulez avoir ma pensée, la voici : si vous pouvez trouver des hommes pendant sept ou huit ans, je crois que les sujets que nous formerons seront en nombre suffisant pour vous dispenser de tout sacrifice ultérieur, et, à ce moment, la Province du Canada pourra sans doute se fonder (42).”

    41. Lettre du P. Burgsthaller au Sup. Général, St-Alexandre, le 25 janvier 1913.

42. Lettre du P. Burgsthaller au Sup. Général, St-Alexandre, le 19 mai 1913.

À plusieurs reprises dans sa correspondance, le P. Burgsthaler fait allusion à la fondation d’une Province. C’est un sujet qui le préoccupe. Il souhaite clairement le développement autonome de l’?uvre du Canada. En 1918, il reçoit une lettre de Mgr Le Roy qui lui fait part des décisions prises par le Conseil le matin même. La hâte avec laquelle le Général lui écrit semble un indice de sa volonté ferme de clore la question. De fait, pendant dix ans, on ne trouve plus aucune trace d’un intérêt quelconque pour le développement de l’?uvre du Canada. Voici les décisions notifiées : “- Le Conseil a commencé par écarter l’idée d’une province du Canada en formation ; – Les propositions pour la paroisse N.-D. d’Auvergne sont écartées ; – Nous devons de même abandonner l’idée d’organiser à St-Alexandre un Séminaire comprenant études secondaires, philosophiques et théologiques ; – L’?uvre doit donc se borner à une École Apostolique (43).”

    43. Lettre de Mgr Le Roy au P. Burgsthaler, Paris, le 19 février 1918.

Jusqu’à maintenant les supérieurs se sont succédés à un rythme accéléré. Le P. Burgsthaler est le premier qui demeure en poste un certain temps, dix ans (1911 à 1921). Sous son impulsion, nous voyons se développer une ?uvre dynamique, les personnes sont encouragées, il y a de l’activité, l’entrain est général, la maison trop étroite a besoin de s’agrandir. Avec l’orientation imposée par Mgr Le Roy, le but est clair. Le Collège est fondé en vue de préparer des vocations pour le diocèse d’Ottawa et pour le reste du Canada.

En 1924, changements importants, départ des élèves de langue anglaise et fondation par huit diocèses de leur propre séminaire. Ce qui n’empêche pas le nombre des élèves d’augmenter : 1924, 138 élèves ; 1928, 179 élèves ; 1933, 210 élèves.

Entre temps Mgr Le Hunsec devient Supérieur général en 1926 (44). Dans une lettre de 1928, il demande au P. Le Gallois (45), supérieur depuis cinq ans déjà, comment il envisage “le développement de notre Congrégation au Canada” . Ce dernier répond : “Nous avons assez de sujets pour ouvrir un Noviciat dès à présent, puisque nous avons cette année cinq scolastiques qui se préparent à y entrer. Pour l’année suivante, cinq autres sont inscrits et un sixième postule. À la Pentecôte prochaine, quatre de nos rhétoriciens prennent la soutane et constituent dès maintenant le contingent pour le noviciat dans deux ans (46).” Dans la suite de cette longue lettre, le P. Le Gallois expose sa vision des choses. En plus de créer d’autres ?uvres à côté de Saint-Alexandre, il croit qu’il faut ouvrir une École apostolique et un Noviciat si on veut que l’?uvre se développe vraiment.

    44. Louis LE HUNSEC, né en Bretagne le 6 janvier 1878, entre, en 1894, au petit séminaire diocésain de Sainte-Anne d’Auray où le passage du P. Buléon l’oriente vers les spiritains. Profession à Orly, le 4 octobre 1898. Etudes au Séminaire français de Rome. Prêtre en 1901. Professeur à Chevilly en 1902. Part pour le Sénégal en 1903. En 1920, succède comme vicaire apostolique de la Sénégambie à Mgr Jalabert disparu dans le naufrage de L’Afrique du 12 janvier 1920. En 1926, à 48 ans, il est élu supérieur général à la suite de Mgr Le Roy : il le reste 24 ans. Il meurt le jour de Noël 1954. NB : BG, XLIV (1955-1956), p. 35-58.

45. Gustave LE GALLOIS, né à Saint-Lô le 4 nov. 1885, fait sa profession spiritaine à Chevilly le 15 oct. 1909. Etudes à Rome, Université Grégorienne. Ordonné prêtre juste avant la guerre. Après celle-ci, doctorat en théologie, bref enseignement à Chevilly, passage à Misserghin. Saint-Pierre-et-Miquelon en 1921, et le Canada en 1923, à Saint-Alexandre. Nommé à la Martinique en 1928, il y reste jusqu’à sa mort à Fort-de-France, le 27 mai 1961.

46. Lettre du P. Le Gallois à Mgr Le Hunsec, St-Alexandre, le 26 janvier 1928.

La réponse de la Maison Mère n’est pas encourageante: “? à cause du manque de personnel et de ressources, le Conseil général ne peut approuver en ce moment la fondation d’une École Apostolique ni d’un Noviciat, mais autorise volontiers l’acceptation d’une paroisse, d’une aumônerie ou de tout autre ministère qui ne nécessiterait qu’un personnel très restreint et qui, dès le début, ferait face à ses besoins (47).”

    47. Paris, le ler août 1928.

Certes, il n’y a plus d’opposition manifestée au développement du Canada. Le frein vient plus naturellement du manque de ressources financières. L’attitude du P. Le Gallois nous amène à prendre conscience que les supérieurs, demeurés plusieurs années en poste, sont aussi ceux qui démontrent une volonté d’autonomie pour l’?uvre. Mieux inculturés, ils perçoivent plus facilement les besoins du milieu.

En juillet 1928, Le P. Le Gallois est remplacé par le P. Droesch (48). C’est ce dernier qui va commencer à mettre en place les structures qui nous permettront de devenir province. Même si la persévérance des candidats est souvent décevante, le mouvement annoncé par le P. Le Gallois a continué. Dans une lettre du 8 août 1931, le P. Droesch annonce au Supérieur général l’arrivée en France de 11 novices. Six sont devenus spiritains : G. Boucher, Ph. Gagnon, G. Lacroix, P. Legris, F. Michaud, L. Vaillancourt ; le P. Boucher est encore vivant. Devant l’abandon de plusieurs scolastiques, Mgr Le Hunsec écrit: “C’est pénible pour vous et pour nous, Mais qu’y faire ? J’approuve pleinement votre résolution de garder vos jeunes pour la philosophie (49).” Déjà, c’est un pas vers un grand scolasticat. Les temps sont vraiment changés.

    48. Paul DROESCH (14 oct. 1878, Strasbourg – 22 avril 1942, Saint-Pierre, Martinique). V?ux à Orly, le 30 sept. 1901; prêtre à Chevilly, le 28 oct. 1904. Sous-maître des novices à Neufgrange, directeur de l’école apostolique de Saverne. En 1919, arrive au Canada, avec le P. Henri Diemunsch. Econome de Saint-Alexandre pendant huit ans. Supérieur principal du Canada en 1928. En 1938, envoyé comme supérieur principal à la Martinique où il décède d’une maladie cardiaque.

49. Lettre de Mgr Le Hunsec au P. Droesch, Paris, le 1 juillet 1937.

Fondation de nos Maisons canadiennes (1933-1946)

 

Le P. Droesch sera l’homme du moment. Il est dynamique, il ose s’imposer à la Maison mère et il utilise l’amitié qui le lie au supérieur général. Dans les lettres échangées, on voit que les deux hommes s’apprécient. Le P. Droesch fonce et avertit la Maison mère des décisions prises par le Conseil au Canada: “Ensemble, en réunion du Conseil, nous venons de prendre la décision de faire un changement essentiel dans l’orientation et la disposition extérieure aussi du Collège. Nous mettrons à part les aspirants de la Congrégation. Cela, dès la rentrée prochaine (50).” Dans deux lettres distinctes, le Général approuve l’initiative: “L’idée aussi de cette séparation est bonne. Essayez (51)”. “Alea jacta est… Vous voilà partis à tenter l’expérience d’un Petit scolasticat. Vous réussirez, j’en ai la ferme confiance. En tout cas, nos v?ux et nos prières vous sont acquis (52).”

    50. Lettre du P. Droesch à Mgr Le Hunsec, St-Alexandre, le 15 avril 1933.

51. Lettre de Mgr. Le Hunsec au P. Droesch, Paris, le 10 Mai 1933.

52. Lettre de Mgr. Le Hunsec au P. Droesch, Paris, le 12 Juillet 1933.

Par délicatesse, le P. Droesch fait part des changements à Mgr Le Roy, qui demeure pour le moins réticent, mais il n’est plus en autorité: “Vous m’annoncez la création d’un Petit scolasticat avec, pour commencer, 40 inscrits … Par ce temps de crise universelle, trouverez-vous les ressources nécessaires dans le Collège ou dans la Ferme ? L’expérience nous renseignera. Vous envisagez de plus un Grand Scolasticat et un Noviciat canadien. Je pense que c’est beaucoup d’ambition. Il y aura toujours profit à ce que nos chers Canadiens passent en France pour ces dernières étapes (53).”

    53. Lettre de Mgr Le Roy au P. Droesch, le 20 Août 1933.

Sans avoir l’air d’y toucher, le P. Droesch s’oriente clairement vers la création d’une province autonome.

Le petit scolasticat s’installe dans la partie de l’institution, auparavant affectée à la division des Petits. Le collège demeure, mais il perd le caractère d’une maison où l’on vise avant tout à la formation sacerdotale. On commentera par la suite: “Cette évolution devait peu à peu se faire dans le sens d’un séminaire-collège comme sont la plupart des institutions secondaires de la Province de Québec. Les deux ?uvres juxtaposées se développèrent modestement mais solidement (54).”

    54. Bulletin du Canada, vol. 1, 1946-1956, p. 19.

Avec la même détermination, le P. Droesch met sur pied le noviciat des Frères et celui des Clercs. Le noviciat des Frères ne semble avoir posé aucun problème, je ne trouve pas trace de controverse à ce sujet. La mise sur pied du noviciat des Clercs est plus délicate. “Noviciat au Canada, écrit le Supérieur général: il faudra bien y arriver et peut-être assez tôt. Mais nous n’avons pas les finances et la révolution est à nos portes en France. À la grâce de Dieu. En attendant nous vivons en paix (55)”. Deux ans plus tard, du même au même: “Vous plaidez bien et je suis heureux de vous dire que vous avez gagné la cause au Conseil général pour le Noviciat des Clercs. Dès aujourd’hui je charge R.P. Brault d’en faire la demande à Rome. Dès que possible vous nous direz en quels locaux vous pensez l’établir (56).”

    55. Carte de Mgr Le Hunsec au P. Droesch, le 7 octobre 1936. A cette date, la ” révolution ” dont il s’agit est sans doute l’arrivée au pouvoir du Front Populaire en juin 1936.

56. Lettre de Mgr Le Hunsec au P. Droesch, Paris, le 29 mars 1938.

La question des locaux est réglée temporairement en utilisant les mêmes locaux que pour les novices Frères. Le P. Droesch sollicite un Indult demandant pour un temps indéterminé la formation religieuse conjointe des novices clercs et des novices frères. Le P. Etcheverry sera le maître des novices (57).

    57. Lettre du P. Droesch au Supérieur général, St-Alexandre, le 25 avril 1938.

Le 13 mai 1938, la Sacrée Congrégation des Religieux permet l’ouverture du noviciat des clercs au Collège St-Alexandre. La nouvelle est aussitôt communiquée au P. Droesch par Mgr Le Hunsec: “La demande a été vite accordée et je m’empresse de vous faire tenir l’acte officiel. Je n’y ajoute rien, si ce n’est que je compte sur vous pour l’organiser, le mettre en train, avec le P. Etcheverry comme Maître des Novices (58).”

    58. Lettre de Mgr Le Hunsec au P. Droesch, le 21 mai 1938.

Le 25 août 1938, le noviciat conjoint est ouvert. Les relations cordiales entre le supérieur général et le P. Droesch ont certainement contribué à ces transformations (59).

    59. Quelques extraits glanés dans la correspondance entre les deux hommes. Le 12 février 1937, Mgr Le Hunsec au P. Droesch, qui n’a pas eu de vacances : Et vous? Mais il n’y a qu’à continuer ce que vous faites si bien depuis 10 ans… C’est si proche le Chapitre général… moins de 10 mois.. Vous prendrez ma place et j’irai là-bas ! (Tiens, Mgr Le Hunsec se propose pour venir travailler au collège après son généralat.) Et, du même au même, le 20 avril 1937, à propos des difficultés rencontrées avec les PP. Vichard et Mamie : Heureux êtes-vous de n’avoir que 14 ou 15 pères, et autant de frères. Ici, ça pleut, ce genre de demandes et réclamations. On tient quand même, on tâche de faire bonne contenance et d’avoir le sourire, même quand le c?ur est ulcéré. Affectueuse bénédiction… Et en note : Pas de sucre ? Dommage. J’attendais le petit pain traditionnel. Ce sera pour 1938, s’il plaît à Dieu. Dans un temps si différent du nôtre, le supérieur général ose se révéler humain. C’est rafraîchissant.

Grâce au P. Droesch, l’?uvre du Canada a maintenant un Petit scolasticat, un Noviciat de frères et un Noviciat de clercs. C’est un pas immense. Son successeur aura la voie ouverte pour terminer la mise en place des structures complètes d’une Province. Malheureusement, en 1938, ce n’est pas encore pour demain!

 

 

La Province enfin fondée (1946)

Une période troublée (1938-1939)

Comme si les troubles politiques en Europe ne suffisaient pas, le Collège est secoué de l’intérieur. Suite au Chapitre général, le P. Droesch est envoyé en Martinique comme supérieur principal et un nouveau supérieur est nommé à Saint-Alexandre. Le P. Philippe Nadon est un canadien qui a toujours été en mission à Maurice; affolé par sa nomination, il disparaît dans la nature. On le voit réapparaître brièvement à la Maison mère, il veut retourner à Maurice; finalement, il se réfugie dans une mission en Afrique du Sud et quittera la Congrégation. Il est trop tard pour demander au P. Droesch de revenir au Canada.

Que faire ? Le Conseil envoie un conseiller général comme visiteur extraordinaire et supérieur de Saint-Alexandre. Le P. Muller sera au Canada du 14 novembre 1938 au 30 juin 1939. À son départ, la province aura trouvé le supérieur qui va compléter l’oeuvre du P. Droesch, comme en témoigne cette lettre du supérieur général au P. Muller: “J’ai sous les yeux votre lettre du 29 avril. Oui, il est temps de nommer un supérieur et c’est ce qui a été fait ce matin. Nous avons, selon vos indications, choisi P. Taché (60). À vous, quand vous croirez l’heure opportune, de le proclamer et introniser. (61)”

    60. Louis TACHE DE LA BROCQUERIE, né le 24 juillet 1905, à Saint-Hyacinthe (Québec), fait ses études secondaires et sa philosophie à Saint-Alexandre où il enseigne une année avant de faire son noviciat à Orly (profession, 8 sept. 1925). Envoyé à Rome pour sa théologie, il est rappelé en 1927 à Saint-Alexandre comme professeur, tout en continuant sa théologie sur place. Ordonné prêtre à Ottawa, le 22 déc. 1928. Supérieur principal du Canada et recteur de Saint-Alexandre en 1939. Premier supérieur provincial de la nouvelle province en 1946, jusqu’en 1951. Pendant dix ans, supérieur très estimé du grand scolasticat spiritain de Montréal, avec de gros ennuis de santé. En juin 1961, il quitte la Congrégation pour la plus grande tristesse de ses confrères.

61. Lettre de Mgr Le Hunsec au P. Muller, Paris, le 16 mai 1939.

La guerre de 1939-1945

Le 1er septembre 1939, la guerre éclate en Europe. Durant toutes ces années, les communications avec la maison mère deviennent lentes et difficiles. Le secrétaire général est installé à Vichy (62). Pour arriver, les lettres doivent transiter par le Portugal et prennent des mois avant d’arriver à destination. Cela demanderait une recherche plus approfondie, mais j’ai souvent eu l’impression que les permissions ou les réticences exprimées finissent par rejoindre leur destinataire, la maison mère, alors que l’exécution en est déjà en cours au Canada (63).

    62. Le secrétaire général de la Congrégation est alors le P. Jean Gay (né en 1901), frère du P. Paul Gay (né en 1911) qui est toujours au Canada où il est arrivé au Collège Saint-Alexandre en 1937 comme professeur avant d’en devenir le supérieur-recteur de 1951 à 1961. Sur la période de Vichy, l’historien de l’Église en Guadeloupe, le P. Camille Fabre, précise : le P. Jean Gay “est le représentant de la Congrégation auprès du Gouvernement et du Nonce Apostolique, Mgr Valerio Valeri, et chargé d’assurer par la poste et la radio la liaison avec les missionnaires spiritains coupés de France et de Paris par l’occupation. Bien des missionnaires d’Afrique et d’Amérique entendirent sa voix sur les ondes qui leur donnait des nouvelles de leur famille.” (Camille Fabre, Dans le sillage des caravelles. Annales de l’Église en Guadeloupe, 1635-1970, Basse-Terre/Chez l’Auteur, Saint-Pierre de Colombier(Ardèche), 1976, p. 312).

63. Je me demande si cela ne serait pas l’explication des différends avec la France qui seront relevés en 1951 : ” À son passage en Europe en 1950, le P. Taché a constaté par lui-même, par le voyage subséquent du P. Roy, par les échos d’amis, qu’on avait à la Maison-mère une idée assez peu favorable du Canada. Quelles que soient les raisons de cette appréciation, – et elles paraissent multiples – il importe de relever la presse que nous avons là-bas : en effet sumum jus, summa injuria “. Notes du P. Taché à son successeur. Été 1951.

Il n’est plus possible d’envoyer les étudiants en France. Dès le début de la guerre, le P. Taché envoie les scolastiques étudier la philosophie à Ottawa. Il y a maintenant un Grand scolasticat de philosophie au Collège. L’année suivante, 1940, le besoin créant l’organe, le Scolasticat devient aussi Scolasticat de théologie. Les cours se donnent à Ottawa. Dans les quelques lettres échangées durant ce temps, nous voyons que le chemin avait été quand même tracé dans ce sens. Ainsi: “Quand même cette année vous n’enverriez aucun scolastique en France pour la théologie, nous saurons patienter. Donc, à l’avenir, seuls les théologiens viendront en Europe, et par roulement de vos scolastiques philosophes profès, vous aurez à assurer les rôles de surveillance (64).” Le Conseil “se réjouit avec vous de l’accueil si bienveillant que vous avez reçu de Mgr Gauthier, archevêque de Montréal. Mais avant de prendre une décision, il voudrait savoir le nombre exact de grands scolastiques, ayant fait leur noviciat et qui achèvent cette année leur 2e année de philosophie. En principe, les Pères du Conseil général préféreraient que les Scolastiques du Canada vinssent faire en France leur théologie, au moins pendant quelques années encore. Pourtant, la guerre rendant dangereux les voyages en Europe, il faudra sans doute, dès cette année, prévoir le maintien au Canada des jeunes théologiens. Peut-être pourraient-ils suivre les cours de théologie à Ottawa ; ou bien, dès cette année pourriez-vous organiser un Scolasticat à Montréal avec 2 Pères, l’un étant chargé du ministère auprès des noirs (65).

    64. Lettre de Mgr Le Hunsec au P. Taché, Paris, le 26 juin 1939.

65. Lettre de P. Muller au P. Taché, St-Alexandre, le 15 avril 1940.

Les quelques consignes de la Maison mère dont on retrouve la trace sont toujours les mêmes: Avancez … mais ne faites pas de dettes! “Nous avons dit plus haut, écrit le P. Taché dans un rapport, qu’en 1941, il devenait nécessaire de faire émigrer le Noviciat des Clercs en dehors de Saint-Alexandre. Le Supérieur provincial entreprit des démarches auprès des diocèses de la province de Québec, demandant qu’on nous reçût et nous confiât une oeuvre de soutien pour le Noviciat. Le diocèse de Rimouski donna une réponse favorable : l’Évêque nous proposait un établissement que tous les membres du Conseil de district jugèrent devoir accepter, acceptation que la Maison mère sanctionna par la suite (66)”. Nous avons trace de cette acceptation de la maison mère: “J’espère que vous avez bien saisi le sens du câblogramme en 10 mars: Acceptons Rimouski. Vous voyez que de notre mieux nous secondons vos initiatives pour le développement de nos oeuvres en votre grand et cher pays (67) “.

    66. BG, n 625, Mai-Juin 1949, p. 113. Compte-rendu du P. Louis Taché.

67. Lettre de Mgr Le Hunsec au P. Taché, Paris, le 20 mars 1940.

Si les réponses ne viennent pas facilement, les demandes ne cheminent pas plus facilement. Le 24 juin une lettre du Canada rejoint le P. Jean Gay, secrétaire général, via le Portugal, après 2 mois de voyage. Elle a été envoyée en 4 exemplaires. Cette lettre contenait la demande d’approbation des plans de l’implantation au Lac-au-Saumon. Et le secrétaire général de répondre avec quelque vivacité: “Constructions au Lac-au-Saumon: le R. P. Supérieur a l’air de trouver que 40,000 dollars ce n’est presque rien… Il lui faudra pourtant sur le budget annuel trouver moyen de payer intérêts et amortissements (68)”. Au moment où la lettre parvient à rejoindre le P. Taché, la construction est pratiquement achevée. Les novices vont entrer au noviciat de Lac-au-Saumon au mois de décembre 1941.

    68. Lettre du P. J. Gay au P. Taché, Vichy, le 4 octobre 1941.

Pour le Grand Scolasticat, le Supérieur général fait part de ses fortes réticences: “Quant à l’achat de maison à Montréal, faites savoir au R. P. Taché que nous n’envisageons pas la chose sous le même angle que lui, pour la raison que nous sommes mieux que lui au courant des questions financières – la nôtre – et qu’elle n’est pas brillante, tant s’en faut. Ne nous fions pas aux apparences. D’ailleurs le Noviciat allant au Lac-au-Saumon, rien ne presse d’avoir une nouvelle maison pour le Scolasticat. Dites-lui bien au Supérieur de St-Alexandre que les dépôts confiés sont sacrés et que nous n’avons pas le droit de nous en servir. Je lui souhaite de trouver des bienfaiteurs au Canada même et de ne pas tout attendre de l’extérieur; c’est ainsi qu’on a procédé et qu’on procède pour la mise en marche de toutes les autres provinces (69)”. Dans cette même lettre, le P. Duval, économe général, revient à la charge et insiste : ” Dites bien au R. P. Taché que ce qui est là-bas n’est qu’un dépôt inaliénable “. Il est clair que le général ne voit pas le bien-fondé d’un scolasticat en dehors de Saint-Alexandre. Quant au dépôt dont il est question,  cela demeure, pour le moment, un mystère à éclaircir.

    69. Lettre du P. J. Gay au P. Taché, Vichy, le 4 octobre 1941.

L’année suivante une petite carte laisse entrevoir qu’il y a possibilité de changement dans l’attitude du Conseil général : ” Pour le Grand scolasticat, c’est plus délicat. Mais si la bonne Providence comble vos désirs, agissez pour le mieux (70) “.

    70. Carte de Mgr Le Hunsec au P. Taché, Paris, le 14 septembre 1942.

Par la suite, il n’y a plus aucune autre trace d’échanges avec la Maison mère sur le sujet. En 1942, Mgr Charbonneau, archevêque de Montréal, approuve l’ouverture du scolasticat à Montréal: “Je vous ai fait parvenir déjà, par dépêche, l’autorisation que nous sommes heureux de vous donner, de fonder une maison religieuse, votre maison d’études philosophiques et théologiques, dans le voisinage de notre Université, à Montréal. Je me fais un devoir de vous réitérer cette permission par la présente (71)”.

    71. Lettre de Mgr. Charbonneau, archevêque de Montréal au P. Taché, Montréal, le 10 octobre 1942.

En septembre 1943, le grand scolasticat est en activité à Montréal. Comme il se doit, le P. Taché en informe l’Archevêque de Montréal: “En relation avec la fondation de notre Grand Scolasticat, 3160 Chemin Daulac, Montréal, le personnel de cette maison, outre les scolastiques, est constitué comme suit… (72)”.

    72. Lettre du P. Taché à Mgr. Charbonneau, archevêque de Montréal, St-Alexandre, le 11 septembre 1943.

Avec cette dernière fondation, tous les éléments sont en place pour que l’oeuvre du Canada devienne province. Il ne reste plus que la maison mère veuille bien procéder à ce changement.

La Province du Canada… enfin! (1946)

 

Depuis un certain temps déjà, le P. Taché réclame la venue d’un visiteur. Mgr Le Hunsec la lui annonce en ces termes: “Ce sera, je pense, avant janvier 46, le R. P. Letourneur que j’envoie (73)”.

    73. Carte de Mgr Le Hunsec au P. Taché, le 11 septembre (1945).

Le visiteur extraordinaire rédige un rapport favorable à la transformation du district du Canada en province: “Le Canada possède les éléments constitutifs d’une Province: petit scolasticat, Noviciat des Clercs, Noviciat des Frères, Grand Scolasticat et plusieurs oeuvres ; le collège, le domaine Wright, la Paroisse du Lac-au-Saumon, une maison pour le recrutement à Montréal. Pères, Frères, Scolastiques, les Canadiens atteignent le chiffre de 70 au minimum. Depuis 6 ans de guerre, ils vivent séparés de la France, quasi autonomes et se tirent d’affaire. Leurs finances sont saines, malgré la dette inévitable du début. Ils font face à leurs engagements. Il semble donc qu’il y a lieu de les ériger en Province indépendante. Vu le manque de Personnel, le Supérieur actuel, qui achève son stage de 6 ans à St-Alexandre, pourrait être nommé Provincial, tout en restant chargé de la direction du Collège. Il n’y a pas d’autre Canadien en ce moment en état d’assumer ces responsabilités (74)”.

    74. Visite extraordinaire de 1945. Rapport du Père Jean Letourneur, procureur-économe général, p. 21-22.

Ces recommandations du visiteur extraordinaire furent suivies par le Conseil général qui décida, le 26 mars 1946: “Par un rescrit de la S.C. des Religieux, en date du 6 mars 1946 (75), et par acte du Conseil général, en date du 26 mars (76) de la même année, les oeuvres canadiennes de la Congrégation du St-Esprit ont été érigées en province. Le Conseil de cette province est constitué comme il est indiqué ci-dessous. Sur le désir de S. E. Mgr Le Hunsec, Supérieur général, le nouveau provincial garde jusqu’à nouvel ordre la direction de l’oeuvre de St-Alexandre. Conseil provincial : R. P. Louis Taché, provincial ; PP. Hilaire Beaulieu, 1er assistant, Alexis Riaud, 2ème assistant (77); Joseph Mamie, conseiller ; Joseph Roy, conseiller ; Julien Peghaire, conseiller (78) “.

    75. Le Bulletin du Canada le date du 4 mars, ce qui est juste. La date est difficile à lire, et le Conseil général se trompe sur ce point.

76. Le Bulletin du Canada le date du 31 mars, ce qui est une erreur. Le 31 est la date inscrite sur la papier officiel envoyé par le secrétariat.

77. C’est le seul qui soit encore parmi nous, il réside à Chevilly, France

78. Procès-verbaux des réunions du Conseil principal de District p. 59. Ce cahier devient celui des réunions du Conseil provincial à partir de ce moment.

Dès le 8 avril, le nouveau provincial écrit au Supérieur général: “J’ai reçu (…) l’importante lettre du 26 mars qui contient l’annonce de l’érection de notre province canadienne. Voilà un événement bien important pour nous. (…) L’érection de la province est la consécration du travail qui a été fait ici depuis la fondation du petit scolasticat et des divers noviciats et le regretté Père Droesch doit s’en réjouir au ciel avec nous. Ce travail a été opéré parfois dans des circonstances ingrates qui l’ont rendu bien imparfait, mais l’approbation de la Maison mère est une marque de sympathie et de compréhension qui nous touche profondément. Puisque c’est votre désir, Excellence, j’assumerai jusqu’à nouvel ordre la double fonction de Provincial et Supérieur local mais permettez-moi d’exprimer le désir que ces fonctions soient dédoublées le plus tôt possible. Si vous nommiez un ancien missionnaire à la charge de Provincial, un bon religieux, un homme de zèle, il pourrait s’acquitter de ces fonctions ordinaires et occuper le reste du temps à une propagande missionnaire intense. D’ici un an, un an et demi, je serai peut-être en mesure de vous suggérer des noms (79).”

    79. Lettre du P. Taché à Mgr Le Hunsec, le 8 avril 1946.

Moralité de cette histoire

Depuis le tout début et durant toute son histoire, la Province spiritaine du Canada a vécu l’expérience de l’internationalité. Son dernier Chapitre provincial, durant l’été 1996, l’a rappelé: “Dès le début, notre province a été internationale. Pour continuer sa mission aujourd’hui, nous croyons au besoin d’intensifier nos liens internationaux. (80)”.

    80. Congrégation du Saint-Esprit, Chapitre 1996, Province du Canada, p. 3.

La Province vieillissante croit encore dans sa mission. De renforcer sa tradition internationale lui permettra peut-être de trouver le sang neuf qui apportera le sursaut vital nécessaire à une nouvelle fondation.

Article paru dans Mémoire Spiritaine, n 5, premier semestre 1997, pp. 106 à 134.
Par Gaétan Renaud

Spiritain de la province du Canada, Gaétan Renaud, né en 1935, est diplômé de l’Institut Supérieur de Pastorale catéchétique (ISPC) de l’Institut catholique de Paris. Il a travaillé dans le milieu scolaire et auprès des jeunes délinquants. Rédacteur en chef de la revue La vie sans frontières, publication de l’Institut de formation humaine de Montréal, il est l’auteur d’un ouvrage paru en 1995 aux éditions Médiaspaul (Montréal/Paris), sous le titre: Vivre debout. Sur le chemin de l’autonomie psychique. À la suite d’une longue pratique de l’animation de chapitres généraux et provinciaux de nombreuses congrégations religieuses, aussi bien en Europe qu’en Amérique, il a édité une méthode de travail pour ce genre d’assemblées : Animation par consensus Une méthode de travail développée et expérimentée par Gaétan RENAUD (en français et en anglais), Montréal, 24 janvier 1992. Ed. révisée, mai 1995. Il fait partie du groupe international spiritain ” Histoire & Anniversaires ” qui prépare le troisième centenaire de la Congrégation du Saint-Esprit.