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Libermann

  Libermann est une figure dominante dans la Congrégation du Saint-Esprit, pour sa spiritualité, pour son projet missionnaire

Quatre parties dans cette section:

La vie de Libermann
Son voyage à Rome pour présenter son projet de fondation
Les épreuves à surmonter durant ce voyage pour atteindre son but
Son pelerinage à Notre-Dame de Lorette et sa guérison
François Libermann (1802-1852) 

 

L’enfance et les études

Jacob Libermann naquit à Saverne le 11 avril 1802, cinquième enfant sur neuf, de Lazare Libermann, le rabbin de la ville.

Délicat et frêle, craintif et nerveux, docile et doux, doué d’une intelligence prompte et juste, d’esprit pratique et de volonté persévérante, il fut, d’après de nombreux témoignages, le préféré de son père, qui songeait à lui laisser, après lui, sa charge. Poursuivant ses études près de son père, Jacob demeura jusqu’à la vingtième année un israélite croyant, pratiquant, menant une vie vertueuse, bien que déjà, il soit choqué de certaines sévérités des rabbins.

En 1824, son père l’autorisa à poursuivre ses études à Metz, où il y avait une École supérieure israélite. Il y fut déçu par l’accueil des rabbins auxquels il s’adressa. Il pensa nécessaire, en plus de ses études talmudiques, de cultiver les connaissances profanes, c’est-à-dire, le français et le latin.

C’est au cours de ce séjour à Metz qu’il apprit la conversion au catholicisme de son frère aîné Samson, baptisé avec sa femme, le 15 mars 1824.

La conversion

Encore indécis, il se rendit à Paris où, dans une cellule du collège Stanislas, il se trouva seul, en tête à tête avec l’Histoire de la Doctrine chrétienne de Lhomond et un autre livre du même auteur. Ce moment, a-t-il écrit, fut extrêmement pénible. C’est alors que, me souvenant du Dieu de mes pères, je me jetai à genoux et le conjurai de m’éclairer sur la véritable religion. Le Seigneur, qui est près de ceux qui l’invoquent du fond de leur coeur, exauça ma prière. Tout aussitôt je fus éclairé, je vis la vérité. La foi pénétra dans mon esprit et dans mon coeur.

Baptisé la veille de Noël 1826, il prit le nom de François. Désirant devenir prêtre, il fut admis, en 1827, au séminaire de Saint-Sulpice.

La maladie

C’est alors que se manifesta la maladie qui devait l’éprouver pendant de longues années, l’épilepsie. Malgré les premières crises, il fut admis à la tonsure et l’année 1828 se passa relativement bien. Mais, à la fin de l’année 1829, alors qu’il se préparait au sous-diaconat, il fut terrassé par une forte crise qui ne laissait aucun doute sur la gravité de son état.

Il eut par la suite des périodes de rémission et, avec le temps, il arrivera à prévoir les crises. Il apprit à se soigner et à pratiquer vis-à-vis de sa chère maladie le calme, l’égalité d’âme, en quelque sorte, le dédain de son mal, seule manière d’y apporter une atténuation.

L’épilepsie l’empêchait d’accéder à la prêtrise. Malgré cela, à cause de son influence bienfaisante sur les séminaristes, on l’autorisa à rester dans la maison sulpicienne d’Issy. Il y fut, pendant six ans, l’auxiliaire de l’économe de la maison. On lui confia divers travaux matériels, ainsi que l’accueil des nouveaux et le soin spirituel des domestiques. Dans ces tâches il fit preuve d’esprit pratique et se montra diligent et inlassable. Son ascendant sur les séminaristes fut considérable.

En 1837, il se retrouva à Rennes, assistant du maître des novices chez les Eudistes, mais il n’y resta que deux ans.

L’oeuvre des Noirs

A Issy et à Saint-Sulpice, à partir de 1833, François Libermann avait eu de l’influence dans les bandes de piété qui s’y étaient constituées. Deux membres de ces bandes, MM. Fréderic Le Vavasseur et Eugène Tisserant, eurent ainsi l’occasion de lui faire part, séparément, de leurs projets en faveur de l’évangélisation des esclaves noirs dans les vieilles colonies françaises.

Les deux jeunes gens se rencontrèrent, le 2 février 1839, à Notre-Dame des Victoires. C’est le curé, M. Charles Desgenettes, qui leur fit prendre conscience de la similitude de leurs préoccupations. Un troisième séminariste se joignit à eux, M. de la Brunière, qui, plus tard, devait partir aux Missions Etrangères.

Libermann eut alors comme l’intuition du rôle qu’il serait amené à jouer dans le projet de ces jeunes gens. Ceux-ci lui demandèrent d’adapter à leur projet missionnaire la règle des Eudistes.

La première étape était l’approbation du Saint-Siège. En compagnie de M. de la Brunière, qui assurait les frais du voyage, Libermann arriva à Rome en janvier 1840. Il y reçut l’aide de M. David Drach (dit « le Chevalier Drach »), lui-même juif converti, que François connaissait depuis sa conversion et qui était alors bibliothécaire à la Propagande. Tous deux obtinrent du pape Grégoire XVI, une audience, le 17 février, ce que Libermann considéra comme un encouragement.

Le 11 mars, il présenta un mémoire à la Propagande, mais il dut attendre jusqu’au 6 juin une réponse. On s’y montrait favorable au projet de l’Oeuvre des Noirs, mais il fallait, lui précisait-on, qu’il reçoive l’ordination sacerdotale.

Libermann resta encore quelques mois à Rome. C’est alors qu’il mit au point définitivement la règle qu’il avait déjà préparée à Rennes et qu’il composa son Commentaire sur l’Évangile de saint Jean. En même temps, constatant que sa santé s’améliorait, il entreprit des démarches auprès de l’évêché de Strasbourg, son diocèse d’origine, pour parvenir au sacerdoce. Il obtint des assurances de Mgr Raess. Il quitta Rome le 8 janvier 1841 et entra au grand séminaire de Strasbourg le 23 février.

 

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François Libermann
Tableau de Theodore von der Beek, 1866

Le Noviciat de La Neuville

Pendant le séjour de Libermann au séminaire de Strasbourg, M. Le Vavasseur engagea des pourparlers avec M. de Brandt, ancien de Saint-Sulpice et neveu de Mgr Mioland, évêque d’Amiens. Celui-ci proposa à la congrégation naissante, en location, une maison à La Neuville, aujourd’hui un quartier d’Amiens.

Libermann avait été ordonné diacre, à Strasbourg, le 10 août 1841. Aussitôt après, il se rendit à Amiens, où il fut ordonné prêtre, par Mgr Mioland, le 18 septembre. Le samedi suivant, à Paris, il célébra à Notre-Dame des Victoires, une messe, à laquelle assistaient l’abbé Desgenettes et quelques confrères déjà enrôlés: MM. Le Vavasseur, Tisserant et Collin, ainsi que quelques amis. Un jeune prêtre, venu du midi, était aussi présent, l’abbé Bessieux qui, plus tard, sera l’apôtre du Gabon.

Le lundi 27 septembre 1841, s’ouvrit le Noviciat de La Neuville, avec MM. Libermann, Le Vavasseur et Collin. M. Tisserant, lui, était resté à Paris, d’où il accomplit son noviciat à distance, ce qui était alors admis. Certains même, comme le Père Jacques Laval, apôtre de l’île Maurice, partirent en mission sans avoir fait un temps de noviciat. Un an plus tard, les novices atteignaient la douzaine et on comptait sept prêtres parmi eux.

En mars 1842, le Père Libermann acheta, à l’évêché d’Amiens, la propriété de La Neuville et entreprit la construction de deux ailes et d’une chapelle.

Le Vavasseur partit pour l’île Bourbon (La Réunion) après quatre mois de noviciat. Tisserant, après quelques semaines à La Neuville se rendit à la Martinique, en attendant une occasion pour pénétrer en Haïti. Ainsi, un an à peine après les débuts de la nouvelle congrégation, certains de ses membres les plus importants travaillaient déjà dans leur champ d’apostolat.

Le vicariat des Deux-Guinées

Le 28 septembre 1842, le Saint-Siège créait en Afrique l’immense vicariat apostolique des Deux-Guinées et Sierra Leone, confié à Mgr Edward Barron, ancien vicaire général de Philadelphie (Amérique du Nord). Cette vaste nouvelle mission s’étendait sur 8 000 kilomètres de côtes, du Sénégal à l’Orange.

Par l’intermédiaire du curé de Notre-Dame des Victoires, l’abbé Desgenettes, Mgr Barron entra au contact avec le Père Libermann qui proposa au vicaire apostolique sept misssionnaires. Il prépara soigneusement leur départ. Il rassembla pour l’expédition vingt tonnes d’approvisionnement et exigea des partants un entraînement physique, complétant leur formation spirituelle: on alla jusqu’à des marches forcées de 70 kilomètres en une journée.

Le 13 septembre 1843, les sept prêtres, accompagnés de trois laïcs, dont un futur frère, quittaient Pauillac pour l’Afrique. Un mois plus tard, ils parvinrent à Gorée pour une escale de deux semaines. Un autre mois de navigation les amena, le 29 novembre 1843, au Cap des Palmes, au Liberia, où Mgr Barron avait établi sa résidence; mais, lui-même n’était pas là pour faciliter leurs débuts dans ce pays anglophone.

Le temps des épreuves

Les missionnaires se mirent avec ardeur à l’étude de la langue locale. Totalement inexpérimentés, ils adoptèrent un mode de vie avec un règlement strictement appliqué et une nourriture volontairement frugale. Ces excès de zèle et la rigueur du climat produisirent des effets dramatiques. En moins de deux semaines, sur les douze missionnaires, sept tombèrent malades. A la fin du mois de décembre, deux d’entre eux moururent.

Ils n’étaient plus que huit, en mars 1844, au moment de l’arrivée de Mgr Barron. Celui-ci, laissant sur place le Père Bessieux avec deux compagnons, emmena les autres à Grand Bassam, mais ils succombèrent les uns après les autres et, en septembre 1844, Mgr Barron, découragé devant ce désastre, rentra en Europe.

Au même moment, le Père Bessieux et le Frère Grégoire, seuls survivants de cette malheureuse expédition, se rendirent au Gabon. Ils s’installèrent à Libreville, qui devint ainsi la base des futures avancées missionnaires en Afrique équatoriale.

Le temps des épreuves se prolongea encore une dizaine d’années. Il fallut attendre 1854, après la mort de Libermann, pour que la situation s’améliore, avec la nomination de deux vicaires apostoliques: Mgr Jean-Rémi Bessieux et Mgr Aloys Kobès, qui, tous deux, restèrent en fonction jusqu’aux environs des années 1870.

De 1843 à 1854, soixante-quinze missionnaires avaient été envoyés en Afrique. Parmi eux quarante-deux étaient morts prématurément ou avaient dû être rapatriés. En 1854, le vicariat des Deux-Guinées comptait en activité deux évêques, quinze prêtres, neuf frères et dix-neuf surs, répartis en cinq missions.

Noyon et Notre-Dame du Gard

En 1846, de mai à septembre, le Père Libermann entreprit un long voyage à Rome et dans diverses régions de France: il passa à Marseille, à Castres (chez les surs Bleues), à Bordeaux, à Nantes, à Saint-Malo. À son retour, il acheta un immeuble, situé Faubourg-Noyon, près d’Amiens, pour remplacer la maison de La Neuville, devenue trop petite pour le noviciat.

Il lui fallait trouver aussi la place pour recevoir les étudiants, philosophes et théologiens. L’occasion se présenta alors d’acquérir l’abbaye de Notre-Dame du Gard, où s’installèrent, dès les premiers jours de novembre, une trentaine de scolastiques.

L’union de deux congrégations

Dès les débuts de la Congrégation du Saint-Coeur de Marie il avait été question d’une possible union avec la Congrégation du Saint-Esprit, mais cela ne s’était pas concrétisé.

En 1848, les circonstances parurent favorables pour réaliser cette union. Quelques tractations et des démarches à Rome aboutirent, le 28 septembre 1848, à l’approbation officielle de la Propagande où, s’adressant aux deux supérieurs, il était précisé: Ils vous appartient de mener à bien cette fusion de vos deux congrégations, de façon telle que, dorénavant la Congrégation du Saint-Coeur de Marie cesse d’exister et que ses membres et ses aspirants soient intégrés à la Congrégation du Saint-Esprit.

Le supérieur des Spiritains, M. Monnet, fut nommé vicaire apostolique de Madagascar et, le 3 novembre 1848, la Propagande approuva l’élection, comme supérieur de la Congrégation du Saint-Esprit, du Père Libermann. Celui-ci eut à faire preuve de patience et de tact pour surmonter l’opposition de certains de ses confrères devant le nouvel état des choses. Il profita des changements survenus pour réviser la Règle provisoire qu’il avait rédigée quelque huit ans plus tôt.

Le clergé et les évêchés des colonies

La question la plus importante qu’il eut alors à régler fut celle de la situation religieuse des colonies. Il était urgent d’entreprendre certaines réformes pour remédier aux déficiences du clergé colonial. Il élabora dans ce but un projet qu’il soumit au ministre des Affaires religieuses et à la Propagande. Il rédigea aussi, en septembre 1850, un mémoire concernant les évêchés coloniaux, sur les rapports des évêques avec le pouvoir civil.

Il continuait pendant tout ce temps à entretenir une correspondance suivie avec ses missionnaires. Dans ses voyages à travers la France, il voyait que beaucoup de pauvres y étaient aussi abandonnés qu’en pays de mission. Si les troubles de la Révolution de 1848, le fardeau supplémentaire résultant de la fusion avec les Spiritains et sa mort prématurée en 1852, ne lui permirent pas de réaliser tous ses plans, il fit en sorte que la congrégation commençât à s’occuper d’action sociale et religieuse parmi les manuvres et les employés d’Amiens, de Bordeaux et de Paris.

Les derniers mois

En mai 1851, après un séjour de deux mois à Notre-Dame du Gard, de retour à Paris, il rédigea ses Instructions aux missionnaires, cahier de soixante-quatre pages, qui est son testament spirituel.

À la fin de l’année 1851, le P. Libermann se plaignait assez souvent d’une grande fatigue. Sa santé, qui avait toujours été précaire, se détériora rapidement. En décembre, il était de nouveau à Notre-Dame du Gard, mais il passa presque toujours au lit ce séjour de deux ou trois semaines. Revenu à la Maison Mère, il dut garder la chambre. Le Père Le Vavasseur écrivit alors à son frère, le docteur Libermann: C’est à peu près la même maladie qu’il y a trois ans. Il ne peut pratiquement rien prendre. Il est dans une diète presque complète.

Le 27 janvier 1852, on lui administra l’extrême-onction. Le 30 janvier au soir, devant la communauté rassemblée pour l’adieu suprême, il prononça péniblement quelques mots Je vous vois pour la dernière fois. Je suis heureux de vous voir. Sacrifiez-vous pour Jésus, pour Jésus seul. Dieu c’est tout. L’homme n’est rien. Esprit de sacrifice, zèle pour la gloire de Dieu et les âmes.

Son agonie dura jusqu’au 2 février. Il expira vers 3 heures de l’après-midi, au moment même où, dans la chapelle voisine, on chantait le Magnificat des vêpres solennelles de la fête de la Purification de Marie. L’abbé de Ségur fit de lui un portrait sur son lit de mort, portrait qui est le plus ressemblant de ceux que l’on possède. Ses obsèques eurent lieu dans la chapelle de la maison mère. M. l’abbé Desgenettes chanta la messe et donna l’absoute.

Son corps fut transporté à Notre-Dame du Gard, d’où il fut transféré à Chevilly quelques années plus tard (1865). Il est, depuis 1967, dans la chapelle de la Maison Mère de la Congrégation du Saint-Esprit.

À la Maison Mère, la chambre qu’il occupait au moment de sa mort est devenue l’Oratoire Libermann, à côté de son bureau, que l’on a gardé en l’état.

Le décret d’héroicité des vertus du serviteur de Dieu, déclarant Vénérable le Père François Libermann, fut publié le 19 juin 1910.

Jean Ernoult, spiritain

 

Libermann à Rome

Conférence de Mgr Jacques MartinLibermann à l’Eglise Mère

 

Il n’est pas rare que les initiateurs de grands mouvements religieux – notamment les fondateurs ou restaurateurs d’ordres – aient éprouvé, à un moment donné de leur existence, le besoin de venir soumettre à Rome, à l’Eglise Mère, leurs projets ou leurs premières réalisations.

Lorsque, dans les circonstances que nous dirons tout-à-l’heure, le vénérable Libermann y vient à son tour, dans les premiers jours de 1840, il y avait été précédé par quelques-uns des plus grands noms du catholicisme français.

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Trinité des Monts

Sans parler de la Mère Barat, qui avait installé ses filles de la Trinité des Monts dès le temps de la Restauration, c’est à Rome qu’étaient venus, au lendemain de 1830, les trois “pèlerins de la Liberté”, Lamennais, Lacordaire et Montalembert, pour déposer leur Mémoire entre les mains de Grégoire XVI. Le chef de file scandalisera l’Eglise par sa révolte, mais ses deux compagnons, mûris par l’expérience et par la souffrance, vont opérer de grandes choses dans l’Eglise. Lacordaire, après avoir galvanisé la jeunesse française du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris en 1835, vient à Rome pour y organiser la renaissance de l’Ordre des Dominicains en France, et c’est sous l’habit des Frères Prêcheurs qu’il reparaît, en 1841, dans la chaire de Notre-Dame.

Quant à Montalembert, c’est à l’époque où nous sommes, en 1840, qu’il travaille au rassemblement des forces catholiques pour les lancer à l’assaut de l’Université napoléonienne, dont le monopole sera enfin brisé en 1850 par la conquête de la liberté d’enseignement (Loi Falloux).

L’abbé Louis Bautain, que les récents livres de Monseigneur Poupard ont si bien fait revivre, vient à Rome lui aussi, en 1838. C’est pour se justifier des accusations portées contre lui par le vieil évêque de Strasbourg, Monseigneur Le Pappe de Trévern. Il nous a laissé de ce séjour un Journal extrêmement vivant et pittoresque.

C’est à Rome encore que Louis Veuillot est venu, en cette même année 1838, chercher la lumière. Il s’y convertit, se confesse à l’assistant de France de la Compagnie de Jésus, le P. de Rozaven, et devient l’apôtre et le polémiste que vous savez. C’est lui notamment qui sera l’instrument passionné, auprès de l’opinion publique, d’un autre grand mouvement qui secoue l’Eglise de France: la lutte contre le vieux gallicanisme pour faire triompher ce qu’on appelle alors “l’ultramontanisme”. Dom Guéranger, autre célébrité, sera l’âme de cette lutte dans le domaine liturgique. Il est à Rome, lui aussi, en 1837, et son biographe nous raconte qu’il a trouvé le Cardinal Sala, le Préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers, émerveillé de la fécondité religieuse de la France. “Il n’est de jour, lui dit cette Eminence, où il nous arrive d’au-delà des monts des pétitions d’approbation pour des règles et des congrégations nouvelles. Ce ne sont que fondateurs, ce ne sont que fondatrices!…” Dom Guéranger, pour sa part, non seulement fonde, à travers mille difficultés et contradictions, la congrégation bénédictine de France à Solesmes, mais il mène le combat qui conduira à la débâcle des liturgies particulières, plus ou moins teintées de gallicanisme, et au triomphe du rite romain, bientôt adopté par tous les diocèses de France.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’arrivée à Rome d’un homme obscur, inconnu du grand public et de la Curie romaine, bien différent de ceux qui font précédé: François Marie Paul Libermann, clerc minoré, âgé de 38 ans et porteur d’un projet de congrégation pour l’évangélisation de la race noire.

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Saint-Pierre de Rome

Un juif converti…

Qui est Libermann? D’où vient-il? Il nous faut ici quitter Rome un instant pour retracer à grands traits les étapes du curieux itinéraire spirituel et apostolique qui font amené dans la capitale de la chrétienté.

Cet homme vient de loin, de très loin; du judaïsme le plus obtus et le plus fanatique. II s’appelle Jacob. C’est un des fils de Lazare Libermann, le rabbin de Saverne, farouche observateur de la loi mosaïque et qui ne veut connaître que l’écriture hébraïque et que son Talmud. Un trait entre mille pour donner une idée de ce milieu juif d’Alsace: à un pauvre homme qui avait tué une puce le jour du sabbat, Lazare Libermann inflige sans sourciller 30 jours de jeûne au pain et à l’eau! Milieu étouffant, à peine concevable au XIXème siècle. Effectivement les fils du rabbin, un à un, ont pris le large, se sont initiés à la culture gréco-latine et, à la grande douleur de leur père, sont devenus chrétiens.

De Jacob on espère faire un rabbin. Mais voilà que lui aussi s’est mis à apprendre le latin dans César et dans Virgile, au lieu d’étudier le Talmud; et surtout il s’est pris à douter de sa foi hébraïque. Le vieux père soupçonne quelque chose, et quand Jacob lui demande la permission de partir pour Paris compléter ses études, il décide de le mettre à l’épreuve: il n’autorisera le voyage que s’il est satisfait des progrès de Jacob dans les études talmudiques. Et il se met à l’interroger.

Ici commencent à se manifester les desseins de Dieu sur son serviteur. “La première demande qu’il me fit était une de ces questions sur lesquelles il est impossible de ne pas se laisser voir tel qu’on est. Or depuis deux ans j’avais négligé presque complètement l’étude du Talmud… Cependant, à peine ai je entendu la question qu’une lumière abondante m’éclaire et me montre tout ce que je dois dire… Je n’en revenais pas en voyant la vivacité et la promptitude avec lesquelles mon esprit saisissait tout ce qu’il y avait de confus et d’énigmatique dans ce passage qui allait décider de mon voyage“. Le vieux père est émerveillé, au comble de la joie. Permission accordée séance tenante.

À Paris c’est un converti du judaïsme M. David Drach (nous le retrouverons tout à l’heure à Rome) qui accueille l’étudiant et l’installe au collège Stanislas. Ici seconde et décisive manifestation des desseins de Dieu: la conversion, foudroyante, comme celle de Ratisbonne. Nous sommes en 1826, Libermann a 24 ans.

On me conduisit dans une cellule, on me donna l’Histoire de la Doctrine chrétienne par Lhomond… et on me laissa seul… La vue de cette solitude… la pensée d’être si loin de ma famille, de mes connaissances, de mon pays, tout cela me plongea dans une tristesse profonde… C’est alors que me souvenant de Dieu de mes pères , je me jetai à genoux et je le conjurai de m’éclairer sur la véritable religion. Je le priai, si la croyance des chrétiens était vraie, de me le faire connaître, et si elle était fausse, de m’en éloigner tout aussitôt… Tout aussitôt je fus éclairé, je vis la vérité; la foi pénétra mon esprit et mon coeur. M’étant mis à lire Lhomond, j’adhérai facilement et fermement à tout ce qui est raconté de la vie et de la mort de Jésus-Christ. Le mystère de l’Eucharistie lui-même, quoique assez imprudemment offert à mes médiations, ne me rebuta nullement. Je croyais tout sans peine…” “Toutes mes incertitudes, mes craintes tombèrent subitement. L’habit ecclésiastique, pour lequel je me sentais quelque chose de cette répugnance extraordinaire qui est propre à la nation juive, ne se présenta plus à moi sous le même aspect; je l’aimais plutôt que je ne le craignais…” “Quand l’eau du baptême – dira-t-il encore – coula sur ma tête de juif, à l’instant j’ai aimé Marie que je détestais auparavant“.

Il n’est pas question pour lui de se donner à Dieu à moitié: il sera prêtre. Il entre à Saint-Sulpice et d’emblée s’élance vers les cimes de la perfection. La ferveur de cet aîné impressionne les jeunes. Monseigneur Dupont-Desloges, le futur évêque de Metz, a raconté comment il s’arrangeait pour être à la chapelle en adoration en même temps que Libermann. “Combien de fois ne l’ai-je pas considéré à mes côtés dans une sorte d’extase, la poitrine gonflée de soupirs ardents, le visage enflammé, les yeux à demi fermés, d’où s’échappaient de douces larmes… Ce souvenir m’est encore présent. Il m’attendrit et me confond.”

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François Libermann

Et pourtant les années passent et ce séminariste exemplaire n’avance pas aux ordres. Que se passe-t-il? Une chose terrible. Ecoutez plutôt:

Il se trouvait (ce jour-là) chez son directeur de conscience et lui rendait compte de son intérieur avec son calme habituel… Il était débout, devant une cheminée, lorsque tout à coup il est saisi d’un ébranlement universel; sa figure se bouleverse; ses yeux gonflés s’éteignent; ses lèvres livides se couvrent d’écume; haletant et suffoqué, il tombe aux pieds de son directeur qui le prend dans ses bras et le porte sur son lit.” Libermann est épileptique, et donc écarté – pour toujours apparemment – du sacerdoce, qui est le rêve de sa vie. Une étrange vision vient le confirmer dans cette conviction qu’il ne sera jamais prêtre. Le 16 juillet 1831, fête du sacerdoce chez les Sulpiciens, pendant la grand’messe, il voit le Christ en souverain Prêtre parcourir les rangs des séminaristes et distribuer ses grâces à tous, n’exceptant que lui seul…

Sa maladie l’a profondément marqué, même si, la plupart du temps, sa parfaite maîtrise de lui-même n’en laisse rien paraître. Et si les crises sont terribles, elles sont heureusement espacées. Le sujet est tellement exceptionnel par ailleurs que les Sulpiciens ont décidé de le garder dans leur maison d’Issy, où, par sa parole, par son exemple, par le moyen des “bandes de piété” qu’il y organise, il transforme l’atmosphère de la maison. C’est à tel point que lorsque M. Louis de la Morinière, quelques années plus tard (en 1837) reconstitue à Rennes la Congrégation des Eudistes, les Messieurs de Saint-Sulpice lui proposent cet acolyte hors série comme directeur de son noviciat renaissant. Nouvelle expérience pour Libermann: la spiritualité de S. Jean Eudes, après celle de M. Olier… Et c’est là que va enfin se préciser l’orientation définitive de cette existence tourmentée.

 

À Rennes, au début de 1839, il reçoit d’un fervent séminariste qu’il avait bien connu à Saint-Sulpice une lettre qui commençait…L’oeuvre des Noirs

À Rennes, au début de 1839, il reçoit d’un fervent séminariste qu’il avait bien connu à Saint-Sulpice une lettre qui commençait par ses mots: “Monsieur Pinault – un des directeurs d’Issy – m’engage beaucoup à vous écrire au sujet d’une oeuvre importante qu’il croit être dans les desseins de Notre Seigneur.” Cette oeuvre, c’était celle des Noirs des colonies françaises. L’auteur de la lettre, Frédéric Le Vavasseur, parlait en connaissance de cause: il était originaire de la Réunion -l’î1e Bourbon, comme on disait alors – et son enfance s’était passée au contact de ces malheureux esclaves, dont l’état d’abandon et de misère morale lui avait dès alors inspiré la plus profonde pitié. À Saint-Sulpice, il avait parlé; d’autres coeurs avaient vibré à l’unisson du sien: deux surtout: celui d’un jeune sous-diacre, l’abbé Maxime de la Brunière, et celui d’un séminariste créole, l’abbé Eugène Tisserant, originaire d’Haïti, où il avait eu sous les yeux le même navrant spectacle que son confrère à Bourbon. D’où le projet de s’unir, de former une communauté, dont les membres se mettront à la disposition des Vicaires apostoliques pour l’évangélisation des Noirs. Voilà l’idée primitive.

Libermann est conquis. Il va devenir l’âme de l’entreprise. Il consulte, mûrit la chose devant Dieu pendant plusieurs mois. Quand il est sûr de la volonté divine, il décide d’aller directement et sans tarder soumettre le projet à Rome: à Rome, “où Notre-Seigneur a mis ses lumières pour le gouvernement de son Eglise” (l’expression est de lui). Il se fera accompagner par le jeune de La Brunière, qui appartient à une famille aisée et accepte d’assumer les frais du voyage et du séjour. Il quitte donc les Eudistes, en laissant dans les mains de Monsieur Louis une lettre d’adieux déchirante.

Le 1er décembre 1839, porté par les prières de l’Archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires du bon abbé Desgenettes, il prend la diligence pour Paris, arrive à Lyon le 7, exténué par le voyage et dans un état de profond abattement intérieur; il descend chez les Ozanam, où il passera quelques jours à prier et à écrire. À Fourvière, la Vierge dissipe ses peines et lui obtient la grâce d’une grande sécurité intérieure. C’est de Lyon qu’il adresse à son frére Samson et à sa belle-soeur une lettre qui nous révèle en traits saisissants son état d’âme en ce moment crucial de son existence.

“Vous allez être surpris de recevoir une lettre de moi datée de Lyon… J’ai quitté Rennes pour toujours. C’est une grande imprudence, pour ne pas dire une folie, selon tous ceux qui jugent des choses en hommes de ce monde… J’ai quitté Rennes. Je n’ai plus aucun homme ni aucune créature sur la terre en qui je puisse mettre ma confiance. Je n’ai rien, je ne sais ce que je deviendrai, comment je pourrai seulement vivre et exister; je mènerai une vie méprisable, oubliée, négligée, perdue selon le monde. Je serai désapprouvé par un grand nombre de ceux qui m’aimaient et m’estimaient auparavant; je serai peut-être traité comme un insensé, comme un orgueilleux, méprisé, persécuté même. Et qui me donnera en retour quelque consolation sur la terre? Je suis donc un homme perdu, malheureux pour toute ma vie. La chair ne fait que raisonner de la sorte là où elle est la maîtresse; mais voulez-vous être des hommes de chair? Si je ne puis plus mettre aucune espérance dans la boue et le fumier, dans l’ordure et la pourriture humaine, quel malheur vraiment! Ne faut-il pas faire des lamentations éternelles pour cela?… Très chers amis, reconnaissez que nous avons un Père dans le Ciel… et une Mère très grande et très admirable, qui n’abandonneront point ceux qui se livrent à corps perdu pour leur gloire et leur amour…”

C’est sur ces sommets d’un abandon total entre les mains de Dieu que Libermann passe à Lyon les fêtes de Noël. Il attendait son compagnon de route, qu’il finit par retrouver à Marseille et avec lequel il s’embarque sur le bateau à vapeur le ler janvier 1840. Le 5 il est à Civitavecchia, le 6 il est à Rome.

Visiteur différent…

 

Son cas, vous le voyez, est assez différent de celui des hommes d’Eglise qui l’y ont précédé, un Guéranger, par exemple, un Bautain ou un Lacordaire.

Différent d’abord par l’objet du voyage, qui est de faire approuver par les plus hautes instances religieuses un projet encore très imprécis et qu’aucune autorité sérieuse ne recommande. Libermann en a pleinement conscience et s’exprime là-dessus avec une lucidité remarquable: “Notre projet me paraissait une folie selon les lumières ordinaires de la raison, et devait paraître tel à toute personne sage.”

Différent également par les personnes qui présentent ce projet et qui non seulement ne jouissent d’aucune notoriété, mais ne sont par surcroît nullement qualifiées – apparemment – pour fonder une oeuvre sacerdotale: un acolyte et un sous-diacre.

Différent enfin et surtout par l’esprit et par les méthodes. Dom Guéranger, nous le savons par son biographe, passait une bonne partie de son temps à Rome à faire des visites, pour s’assurer la faveur des cardinaux qui allaient voter pour ou contre lui au “Congresso”. Bautain lui, nous raconte dans son charmant journal qu’il est tantôt chez le cardinal Mezzofanti – “qui parle avec tout l’univers au moyen de ses 43 langues...” et laisse languir les affaires – tantôt chez Lambruschini, le secrétaire d’État, ou chez la Princesse Borghese, ou chez M. Ingres, le Directeur de la Villa Medici, ou dans quelque ambassade…

Par une amusante coïncidence, en même temps que Libermann et sous le même toit va se trouver à Rome un important vicaire général qui, le voyant inactif, ne lui ménage pas les reproches: “Mais il faut vous remuer plus que cela si vous voulez réussir à quelque chose; tenez, moi, ces jours-ci, j’ai visité tel évêque, tel cardinal, on m’a fait telle et telle promesse…” – “Je me réjouis pour vous, se contentait de répondre le pauvre acolyte – et cette réponse va nous livrer toute sa tactique – je me réjouis pour vous, mais pour moi, je ne me sens pas porté à rechercher tous ces appuis humains; d’ailleurs je ne suis pas capable de les obtenir. J’ai présenté mon projet; si Dieu veut qu’il soit agréé, on saura bien me trouver; j’attendrai, sinon, je m’en retournerai comme je suis venu.”

Il est logique, mais de la logique des Saints: puisqu’il est venu faire l’oeuvre de Dieu et non la sienne, c’est l’aide de Dieu qu’il s’agit d’obtenir, et non celle des hommes. Il va donc d’abord prier, beaucoup prier, c’est la première chose. Ensuite il va encourir la contradiction et souffrir, beaucoup souffrir. Enfin, mais en troisième lieu seulement, il va agir.

Un pèlerin confiant en la Providence

 

Que la prière dût avoir la priorité dans son plan de bataille, on pouvait s’en douter déjà par une lettre qu’il adressait au cour du voyage à un ecclésiastique de ses amis:

“J’ai quitté Rennes, lui disait-il, pour entrer dans l’oeuvre des Nègres. Il n’y a encore rien de précis et de déterminé. Je vais aller à Rome avec M. de La Brunière: Dieu seul sait ce que nous y ferons. Là nous aurons toujours St Pierre et St Paul, au tombeau desquels nous prierons si le bon Dieu nous en fait la grâce… Tout étant entre les mains de Notre Seigneur, nous ne pouvons mettre notre confiance qu’en lui seul, et c’est le plus beau de notre affaire.”

Après quelques semaines de présence dans la ville sainte, il écrit de même: “Nos affaires ici à Rome sont entre les mains de Dieu… Nous avons un ou deux ans pour prier le bon Dieu et attendre qu’il fasse de nous ce que bon lui semblera.” Notez qu’il n’a plus qu’une douzaine d’années à vivre et que son oeuvre n’est pas commencée: nous sommes en janvier 1840 et il mourra le 2 février 1852. Cette passivité nous déconcerte, mais Dieu et les faits lui donneront raison.

En attendant, il va d’église en église. Sa correspondance nous fait connaître ses dévotions les plus chères. “Je penserai à tout ce que vous m’avez recommandé, écrit-il à un séminariste de Saint-Sulpice, et dès aujourd’hui je vais faire les stations des sept basiliques en union avec votre bon ange.+ À une autre intention qui lui est confiée:Je prierai pour cela à Sainte-Marie-Majeure, à Saint- Pierre, à Saint-Paul, à Saint-Jean-de-Latran et dans les catacombes.”

Les catacombes lui font une impression profonde: “Quand on y entre, écrit-il, on est pénétré jusqu’au fond de l’âme, et on voudrait y rester toujours.” Les grandes basiliques, Saint-Pierre et Saint-Paul, le ravissent. “On est plein de joie, écrit-il, en voyant combien les grands de la terre ont épuisé leur esprit et leurs richesses pour orner si magnifiquement le tombeau de ces deux pauvres Juifs, qui étaient si peu de chose selon le monde!” Il est lui aussi un pauvre juif, qui est bien peu de chose selon le monde…

Ainsi une bonne partie de ses journées se passe dans les églises. Il a une prédilection pour les madones de son quartier: la Madonna del Parto à Saint-Augustin et la Madonna della Pace. Quand au contraire ses courses l’éloignent du centre et qu’il est trop loin de son logis à l’heure de midi, alors il va, avec les pauvres, mendier une écuelle de soupe dans un couvent.

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À l’Église St Augustin au Champ de Mars – près de la pension Jourdan

La Vierge des pelerins de Caravaggio (1573-1610)

Une madone aimé de Libermann

 

 

 

 

 

Toute la Rome chrétienne l’enchante. “Vous ne vous faites pas une idée de la satisfaction spirituelle qu’on y éprouve,” écrit-il à un ami. Et il est même porté à juger les Romains avec quelque indulgence:

Je sais bien – écrit-il – que les romains ont des défauts, et de vilains défauts; mais ne sont-ils pas conçus dans le péché originel comme tous les autres? Ici la foi est intacte et telle qu’elle existait en France au XIVème siècle. Cette foi est simple, on ne se gêne pas de la manifester… Les grandes dévotions des Romains sont ce qu’il y a de plus solide en fait des dévotions religieuses: envers la croix de Notre Seigneur et tout ce qui touche à sa passion; envers le Saint Sacrement: il existe à Rome de très belles institutions pour nourrir cette belle dévotion; envers la Très Sainte Vierge: ici on porte cette dévotion plus loin que je ne l’ai jamais vu porter; envers les Saints: et cela n’est pas étonnant, tout étant rempli de corps saints… Je trouve ces dévotions les plus solides de la religion chrétienne et dignes de la Mère des Eglises.”

Après la prière, la souffrance. Il était fatal qu’un projet présenté dans les conditions que nous avons dites provoquât la contradiction et éveillât le soupçon que le promoteur de l’entreprise ne fût aventurier. On l’accusa même d’être un ambitieux qui, n’ayant pu réussir à se faire ordonner en France, avait passé la mer pour venir recevoir les ordres à Rome. Et le pire c’est que ces méchants bruits trouvèrent créance auprès des personnes les plus respectables. Un vénérable religieux comme le P. de Rozaven traita Libermann de fou, d’orgueilleux, qui avait la sotte prétention d’être fondateur etc… Son secrétaire le P. de Villefort, qui pourtant confessait Libermann, partagea pendant un certain temps ces préventions et travailla à détourner de lui son jeune compagnon de voyage!

J’ai vu là, écrivait plus tard le Vénérable, que des hommes de Dieu, désireux de procurer sa gloire, peuvent agir d’une manière bien singulière, qu=il me serait impossible de justifier; mais ce qui me consolait, c’était que je voyais clairement qu’ils agissaient par le désir de la gloire de Dieu, et je me disais: si Notre Seigneur est content de leur conduite, pourquoi en serai je mécontent?” Libermann dit s’être efforcé alors de “dévorer jusqu’à la dernière parcelle le pain de la distribution que le bon Dieu (lui) donnait.”

Un rayon de lumière

 

Dans ces ténèbres, un seul rayon de lumière: l’audience de Grégoire XVI, procurée par l’unique personne que Libermann connût à Rome, son coreligionnaire de jadis, qui l’avait accueilli à Paris: l’excellent M. Drach. Drach qui avait en effet quitté la France à la révolution de 1830 et avait trouvé un emploi de bibliothécaire à la Congrégation de Propagande. Voici son témoignage. “Le 17 février 1840 je présentai à Grégoire XVI l’abbé Libermann et son compagnon… Le Souverain Pontife posa la main sur la tête de l’abbé Libermann, en appuyant avec une visible émotion. Quand les jeunes gens eurent été congédiés, le Pape me demanda: ‘Qui est celui dont j’ai touché la tête?’ Je fis à Sa Sainteté en peu de mots l’histoire du néophyte… Le Pape dit alors ces propres paroles: Sarà un Santo.”

En attendant il continue à gravir son calvaire. Contre toute attente, son compagnon, qui aurait dû être son plus ferme soutien, le sous-diacre de La Brunière, travaillé par des doutes sur sa vocation, par des préventions contre Libermann, finit par se mettre contre lui. “J’ai eu beaucoup à souffrir (c’est une confidence de Libermann à son ami le chartreux de Turin, Dom Salier), j’ai eu beaucoup à souffrir de la part de mon compagnon, qui, me voyant ainsi dans le mépris et l’impuissance, et étant lui-même fortement tenté contre moi et contre toute l’oeuvre à laquelle il s’était intéressé auparavant, ne cessait de me contrarier et de me chagriner de toutes façons.” L’issue était facile à prévoir: La Brunière abandonne et retourne en France, laissant Libermann seul à Rome.

La défection de son fidèle compagnon (qui était en même temps, vous vous en souvenez, son financier) va avoir pour lui une première conséquence fâcheuse: l’obliger à quitter la pension Jourdan, relativement confortable, où ils étaient descendus tous les deux à l’arrivée (elle se trouvait dans la montée de Magnanapoli, près de l’Angelicum) et à se mettre en quête d’un gîte meilleur marché. Il viendra s’installer, pour un écu par mois, chez le sacristain de Saint-Louis des Français, M. Patriarcha, au Vicolo del Pinaco (ou Pinacolo), dans une mansarde sous le toit, avec pour tout mobilier, une paillasse , une chaise et une table, et des pigeons pour compagnons. Quelques confidences nous permettent de deviner que la souffrance physique s’est ajoutée alors pour lui à la souffrance morale. “Je le trouvai dans un grenier, a raconté Mgr Ozanam, pris de fièvre, couché sur un grabat, n’ayant qu’une méchante couverture, et pour tous médicaments, des croûtes de pain et de l’eau, dans laquelle il faisait tremper ses croûtes de pain.” La croix s’alourdit. Va-t-il se décourager? Tout abandonner lui aussi? Ce serait mal le connaître. La contradiction n’a pas de prise sur cette âme indomptable.

“La retraite de M. de La Brunière, écrit-il alors, n’ajoute et ne retranche pas un cheveu à notre sainte affaire.” Et il commente: “C’est juger bien misérablement des choses que de croire une affaire manquée par la retraite d’un seul homme, qui n’y a apporté que sa seule personne et sa seule influence; ce ne sont pas là des difficultés qui doivent ébranler…” “Si on ne devait entreprendre dans l’Eglise que des choses faciles, que serait devenue l’Eglise? Saint Pierre et Saint Jean auraient continué leur pêche dans le lac de Tibériade, et Saint Paul n’aurait pas quitté Jérusalem. Je conçois qu’un homme qui se croit quelque chose et qui compte sur ses force puisse s’arrêter devant un obstacle. Mais quand on ne compte que sur notre adorable Maître , quelle difficulté peut-on craindre? On ne s’arrête que lorsqu’on est au pied du mur; on attend alors avec patience et confiance qu’une issue s’ouvre, puis on continue sa marche comme si rien n’avait été.” Et pour finir cette étonnante formule: “Poursuivons toujours, comme si nous étions métaphysiquement certains que le bon Dieu fera réussir (cette oeuvre) et soyons toujours disposés en paix à la voir manquer, comme si nous n’avions (jamais) cru ni voulut qu’elle réussît.”

 

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La mansarde où s’était réfugié Libermann au Vicolo del Pinaco (ou Pinacolo)

 

 

 

 

 

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Au moment où la maison a été démolie les Spiritains s’en sont portés acquéreurs…

 

 

 

 

 

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… et ils l’ont reconstruit sur le toit du Séminaire français, près du Panthéon

 

 

 

 

 

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La plaque commémorative

 

 

 

 

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L’extérieur de la mansarde reconstituée au Séminaire français

 

 

 

 

Quand une âme a atteint de tels sommets, fait à ce point table rase de tout appui humain pour ne compter que sur Dieu seul, alors qu’elle peut passer à l’action: elle aura Dieu pour allié. Libermann a prié, il a souffert, il va maintenant agir.

Le mémoire qu’il se décide enfin à remettre entre les mains de Mgr Cadolini, Secrétaire de la Congrégation de la Propagande, porte la date du 27 mars 1840. Libermann n’est donc passé à l’action qu’à la fin du troisième mois de son séjour à Rome. Dans ce document, il expose en quelques pages d’un grand souffle surnaturel le but de la fondation envisagée: “nous dévouer entièrement à Notre Seigneur pour le salut des Nègres, comme étant les âmes les plus misérables, les plus éloignées du salut et les plus abandonnées dans l’Eglise de Dieu”; après le but, les moyens: la vie de la communauté; enfin, troisième point auquel il tient beaucoup: dépendance directe du Saint-Siège. Et avec une loyauté totale il expose son cas personnel: il n’a pas pu avancer aux ordres à cause d’une maladie nerveuse qui constitue un empêchement canonique. “Il y a plus de deux ans, précise-t-il toutefois, que je n’ai pas eu d’accès”, et cela permet peut-être, pense-t-il, d’envisager son ordination, qui apparaît nécessaire à la poursuite de l’oeuvre.

Mgr Cadolini est vivement intéressé par le projet, mais ne le montre pas. “Quand je revins pour lui demander son sentiment, il me reçut très froidement, me parla cependant avec bonté, mais s’arrêta toujours à ces mots: que n’étant pas prêtre je ne pouvais pas encore penser à faire des missions… Je ne pus en tirer un mot de plus.”

Dieu est pour l’oeuvre des Noirs

 

Et pourtant, au milieu de ces contradictions et de ces obscurités, son coeur est habité par “une inébranlable confiance que Dieu agréerait l’oeuvre et lui donnerait le succès nonobstant toutes les apparences contraires.” “Cette assurance était telle, écrit-il, qu’au moment où tout semblait perdu, je me mis sérieusement à tracer le plan de conduite à tenir dans notre oeuvre, la marche qu’il faudrait suivre dans son exécution, l’esprit dans lequel nous devions vivre.”

Mesurez l’audace d’une pareille initiative. L’institut envisagé n’existe encore que dans son esprit et dans le coeur et les aspirations de quelques pieux séminaristes. Personne de sensé ne l’approuve, et Rome elle-même semble faire la sourde oreille. Sans sourciller, Libermann se met à légiférer comme s’il avait devant les yeux toute une armée, une multitude de maisons, d’oeuvres, de sujets; fin et moyens de la Congrégation, esprit dans lequel elle doit vivre, son gouvernement, règles pour le noviciat et l’envoi des missionnaires. Un plan précis, organique, détaillé: 196 pages, 4 parties, 39 chapitres, une multitude d’articles, avec gloses abondantes sur chaque article: il y a de quoi être stupéfait. Antiraciste avant la lettre, il demande qu’on établisse “entre les blancs et les noirs cette charité chrétienne qui fait que tous les hommes se considèrent comme frères en Jésus-Christ.”(1ère partie, chap. IX, art. 14).Il veut que ses missionnaires soient “les avocats, les soutiens et les défenseurs des faibles et des petits contre tous ceux qui les oppriment.”(ibid., art. 6).“Les Missionnaires du Saint Coeur de Marie, écrit-il encore, quand ils sont fixés dans un pays, doivent faire leur possible pour y établir un clergé indigène”(ibid., chap. VIII, art. 1). Qui parlait de clergé indigène en 1840? Qui osait seulement y penser? On croirait que le livre de l’avenir est là grand ouvert devant ses yeux.

Une confidence faite par lui à l’abbé Desgenettes lève pour nous un coin du voile et nous laisse entrevoir le motif surnaturel de cette imperturbable assurance. Quand Libermann s’est mis au travail, il s’est trouvé, nous dit-il, dans la plus profonde obscurité et dans “l’impossibilité de trouver seulement une idée”. Il a été trouvé les chères madones de ses églises de dévotion. “Et alors, écrit-il, sans pouvoir me rendre compte du pourquoi, je me trouvai décidé à consacrer l’oeuvre au très Saint Coeur de Marie. Je rentrai chez moi et je me mis aussitôt à l’ouvrage… Je vis si clair que, d’un seul coup d’oeil, j’embrassai tout l’ensemble et tous les développements avec leurs détails. Ce fut pour moi une joie et une consolation inexprimables.” La Vierge commence à aplanir les voies. Le dénouement approche.

Ici toutefois il nous faut mentionner une circonstance qui aurait pu tout compromettre. Une tentation subtile s’insinua à un moment donné dans cette grande âme, suscitée, semble-t-il, à la fois par la très basse idée qu’il avait de lui-même et par le doute persistant sur le point de savoir s’il pourrait jamais accéder au sacerdoce. Il en vint ainsi à se persuader que Dieu ne l’avait inspiré que pour lancer cette oeuvre des Noirs, mais qu’un autre que lui serait appelé à la continuer. Une fois terminée la rédaction de la Règle, il n’aurait plus qu’à se retirer de la bataille et à aller finir ses jours dans quelque ermitage.

“Quand j’étais à Rome, écrira-t-il plus tard, j’aurais vivement désiré y rester et me retirer dans quelque solitude en Italie, parce que je sens que je ne ferai jamais rien qui vaille; j’avais et j’ai encore un grand désir de cette vie retirée.” “Mais, ajoutait-il, cela ne semble pas être la volonté de Notre Seigneur.” Effectivement, ce n’était qu’une tentation. La volonté divine allait se manifester sur lui tout autrement. Pendant qu’il était appliqué à la rédaction de sa Règle, la Congrégation de Propagande, contrairement aux apparences, n’était pas restée inactive. Elle avait écrit à la Nonciature en France pour informer qu’ “un certain Libermann, du diocèse de Paris, s”offrait pour établir une espèce d’association… pour s’appliquer à la civilisation des Nègres de Saint-Domingue et de l’Ile Bourbon.! On aurait aimé savoir qui était “le susdit Libermann.”